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Citation de Cleophyre_Tristan


Thérèse ouvrit la porte de sa chambre. Le cœur battant, il entendit gémir la porte de l'armoire, grincer un seau. Elle devait fourrager dans ses dessous. Hâtivement, elle tentait un brin de toilette et de coquetterie. Elle revint toute mincie dans un corsage de satin.
- Viens, Bruno.
De sa main robuste, elle poussait le garçon vers les dépendances. Le cœur chaviré, il baissait la tête comme s'il était déjà en faute. Elle le fit passer dans une écurie, levant haut la jambe pour échapper à l'ébouriffement des foins, poussa une porte.
- Le voilà, ton veau !
C'était un veau de boucherie idéal, fesse et culotte larges, un veau blanc nourri au lait pur, le mufle prisonnier d'une muserolle en osier, afin qu'il ne mangeât ni foin, ni paille dans l'intervalle des têtées. Il était tout jeune encore, mais c'était une vraie viande de Pâques. À côté de lui, ruminait sa mère, une bonne vache laitière aux épaules anguleuses, à la mamelle qui tombait bien en arrière entre les cuisses.
La touffeur des lieux surprit le jeune boucher. Certes, il était familier avec la chaleur des litières et des bêtes, la pénombre des rateliers, la buée des mufles, tout ce qui compose en toutes saisons l'étrange été des étables. Mais à cette époque pascale, l'air du dehors était frais comme un petit cru de vin blanc. Bruno s'approcha de la bête. En matière bovine, il ne se trompait jamais.
- Un peu rabougri, grogna-t-il. Sa mère a du être mal alimentée pendant sa gestation.
- Rabougri, mon veau ? Ne cherche pas à le diminuer pour l'avoir moins cher. Si ta mère avait été aussi bien nourrie que la sienne pendant sa grossesse, tu aurais peut-être un peu plus l'air d'un taureau !
Tout de suite, Thérèse se repentit de sa réplique. Mais elle avait le sang trop vif pour réfléchir avant de parler, et la mauvaise foi la rendait injuste.
Elle reprit, la voix plus basse :
- Bruno, tu m'insultes quand tu déprécies mes veaux. Tu sais très bien qu'on ne fait pas mieux que moi dans le canton. Mais regarde-le !
L'œil alangui, le veau tourna vers Bruno une tête distraite.
- D'accord je l'emmène. Mais faites-moi un prix pour fêter le jour où je reprends le magasin.
Bruno souriait, avec fierté : c'était son pucelage de fond de commerce.
- C'est un grand jour pour toi, Bruno, et je veux bien le fêter, mais pas sur le dos de mon veau !
Bruno s'enhardit :
- Alors, comment ?
Allumée par la bonne chaleur de l'étable. Thérèse Mottieux se mit à rire aux éclats, au point qu'elle en dégrafa inconsciemment son corsage.
Le jeune homme s'approcha, tendit la main. Le veau se mit à la lécher comme une plaque de salpêtre.
- Écoute, Bruno, reprit Thérèse. Tu ne vas pas devenir comme ton père et ne penser qu'à la viande de boucherie ? Ce veau-là, je l'ai refusé hier à Justin pour le garder aux Bovéron. Il y a si longtemps qu'on fait des affaires ensemble ! Mais il faut bien que je me défende, mon petit. Je suis seule.
Dépeignée dans l'ardeur de la discussion, bouleversée par la présence d'un homme au seuil de l'écurie, elle vint à lui. Il recula, obstiné :
- Vous n'avez qu'une bouche à nourrir !
Elle s'approcha un peu plus. Derrière Bruno maintenant, c'était le doux amoncellement des foins, les rayons de soleil qui se faufilaient par les planches disjointes de la grange pour donner leurs ballets de lumière. Brutalement, Thérèse avait faim de cette chair fraîche; ses lèvres charnues vinrent souffler contre les siennes :
- Eh bien, nourris-la !
Sans qu'il comprit comment il avait glissé, il se retrouva dans l'immense lit des herbes sèches, un lit qui craquait de partout et qui avait gardé les odeurs de la bonne saison. Il se rappela alors Alice, la petite bergère avec qui il avait fait les fenaisons des graminées, l'an dernier, et qui dansait comme une ballerine, de ses jambes minces, sur le haut du char, pour "accatrer" l'herbe et la tasser.
Mais il était trop tard pour se souvenir, à demi étouffé, Bruno sombrait dans une ardente quiétude.
- Tiens, elle sent la violette ! se disait-il. C'est peut-être parce que c'est le printemps.
Il ne savait pas encore que les femmes ont des géographies de parfums.
Pour l'instant, il donnait libre cours à son égoïsme inespéré. Avec les filles de son âge, dans les granges des pentes, il avait connu des étreintes d'alerte malhabiles d'inquiétude, toujours sur la brèche entre la crainte d'être im prudent et celle d'être surpris. Thérèse avait le sens des responsabilités, elle lui avait donné sa première joie intacte.
Bruno voulut se lever. Il lui répugnait de rester contre cette chaleur, déjà tourmenté par le dégoût, cette ingratitude sexuelle. Et puis, il venait de repenser au veau qui avait suivi la scène, comme un gentleman un peu désabusé, sans se départir de son flegme. Mais Thérèse Mottieux avait prévenu son geste; elle avait appuyé sa main sur la nuque de l'homme taciturne. C'était une forte femme qui confondait ses besoins maternels et ses exigences sexuelles.
- À quoi tu penses, Bruno ?
Il n'osa pas dire au veau. Il soupira :
- À vous.
- Tu sais, tu peux me tutoyer. Comme tout à l'heure.
Avec le renouvellement lointain du désir, il eut un geste de gratitude. Sa main lui palpa l'épaule, s'arrêta, désorientée : il eut peur d'avoir trahi un geste d'acheteur de foire. Mais Thérèse ne pensait pas à analyser sa façon de la caresser. C'était une femme simple qui savourait encore sa volupté après qu'elle se fût achevée.
- Tu reviendras ?
Oui, il reviendrait quand il y aurait une nouvelle bête à acheter, mais pour l'instant, il s'agissait surtout de repartir. Il tenta en vain de se mettre sur le côté. Thérèse l'immobilisait. Elle ne demandait rien d'autre maintenant que de rester immobile dans le foin qui ne crissait plus. Le charme était rompu; mais tant qu'ils resteraient allongés côte à côte, il n'était pas tout à fait brisé. Elle savait bien que le veau était entre eux, que tant qu'il serait couché, l'homme n'oserait pas en reparler.
"Bruno, c'est un garçon maladroit, mais docile." se disait Thérèse.
Elle savait qu'une femme est encouragée quand elle se trouve devant un homme de bonne volonté. Elle lui apprendrait que l'amour n'est pas une épopée rudimentaire, mais une chanson de gestes.
Tout de même, Bruno parvint à se dresser sur un coude, avec la sensation qu'il n'avait pas trop de toutes ses forces pour se dégager lentement des prises en lutte libre de Thérèse Mottieux.
- Il se fait tard, s'excusa-t-il. Maintenant, faut que je rentre !
Déjà, il était debout, se brossait de la main avec une minutie insolite, comme si chaque brin d'herbe allait être l'aveu public d'une étreinte de grange. Au fond, maintenant qu'il avait goûté le fruit, il avait un peu honte d'avoir cueilli une femme mûre. La ferme Mottieux se tenait à l'écart de la grand'route, mais à Passenaille, il se trouvait toujours des vieilles pour ricaner, quand un jeune passait avec de la paille dans les cheveux au printemps, et Bruno n'avait pas encore l'insolence d'un Don Juan.
Encore enfoncée dans le foin, sa culotte blanche enroulée autour d'un pied nu, Thérèse Mottieux regardait Bruno, mi-dépoitraillé, avec une avide complaisance :
- Rentre !
"Faut que je prenne le taureau par les cornes", se dit Bruno, à qui de reboutonner la chemise donnait de l'assurance, et il hasarda :
- Avec le veau ?
- Avec le veau !
Bruno déboutonna sa chemise, se passa négligemment la main dans les poils luisants de sa poitrine et reprit avec un tendre entêtement :
- Alors, ce rabais ?
Thérèse se remit sur son séant. Les cheveux pleins des peignes blancs du fourrage, le buste tendu, elle montra négligemment ses dessous foulés aux pieds et, hardie :
- Ce rabais, ça ne te suffit pas ?
- C'est bon, bougonna Bruno, vexé, je te le laisse. J'irai voir les génisses de la mère Reculaz.
Tout de même, en repassant devant le veau de Thérèse, Bruno eut un remords. Avait-il lu un reproche dans les yeux noyés de commisération du témoin ou plus simplement se rendait-il compte qu'un veau aussi digne était à mettre dans une crèche de Noël ? Toujours est-il qu'il s'arrêta devant le petit bovin amical et se fit lécher les mains. C'était sa façon à lui de faire sa toilette.
- Allons, Bruno, ne fais donc pas ta mauvaise tête ! murmura Thérèse, en le prenant par les bras. Un jour comme aujourd'hui, ça s'arrose. Emmène-le mon veau. Je te le fais à cent sous de moins par kilo. Comme ça, nous sommes quittes !
Bruno eut un sourire d'enfant. Au fond, il se souciait moins d'un rabais d'argent que d'une baisse de prestige; il voulait seulement que la première affaire traitée seul fut un succès. Il gagnait sur tous les terrains.
- T'es une bonne fille, Thérèse. Je te revaudrai ça sur le prochain, on s'arrangera encore mieux !
Face à l'homme, la fermière ne répondit pas. Maintenant qu'elle avait été à lui, elle avait perdu de son audace. Comme la femme la plus redoutable devient faible quand elle a cédé ! À nouveau, la règle des sexes jouait. L'envie du plaisir n'éprouvait plus que le besoin de s'humilier dans la joie du contentement. Brusquement rajeunie par le besoin d'être câlinée, presque puérile, elle risqua :
- Brosse-moi aussi, Bruno. J'ai des brins d'herbe partout.
Bruno réprima un froncement de sourcils; maintenant, il ne pouvait pas refuser. Au reste, ces recherches l'intéressaient à nouveau : il était à l'âge où le désir se renouvelle plus aisément que les assemblées législatives et où il avait à s'initier à ces prémisses toujours exaltantes des menues privautés.

(Paul Vincent - "Une Bonne Tranche")
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