Citations de Abel Quentin (219)
Je devenais fou. Je perdais pied et mon pote enculait des mouches, très tranquillement. J'avais l'impression qu'il y prenait du plaisir, qu'il jouissait d'énumérer tous les obstacles que la Grande Congrégation des Enculeurs de Mouches dressait contre moi. Je sombrais, et il s'astiquait consciencieusement sur son code pénal. Je réalisais que j'avais toujours détesté sa corporation bavarde et subtile.
Cette exigence hygiéniste sans projet était d'autant moins compréhensible que la même société encourageait les individus à s'abrutir massivement, elle subventionnait les tablettes distribuées dans les écoles pour désapprendre plus rapidement encore le recueillement, l'ascèse des textes, l'avachissement intellectuel étant maquillé habilement derrière les louanges de l'agilité d'esprit, mon cul. Se maintenir en forme pour soi-même, c'était s'accorder beaucoup d'importance. L'alcoolisme n'était pas un sujet passionnant, ça n'avait même aucun intérêt, mais ceux qui ne connaissaient pas ce vertige en parlaient à mi-voix, comme d'une espèce de semi-démence, persuadés qu'une fois que vous aurez arrêté de boire vous aurez réglé tous vos problèmes.
Et s’il fallait absolument lui trouver une communauté d’appartenance, s’il fallait absolument le situer (…) alors il était plus juste, plus pertinent, de le classer dans celle des mélancoliques très fébriles qui parfois à la tombée de la nuit ont la sensation atroce d’être traversés par une grande épée.
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Chafia est aux Tuileries.
Elle a avisé une petite fête foraine, avec un manège, une patinoire et un chamboule-tout. Des picotements à l’estomac lui rappelle qu’elle n’a rien avalé depuis le matin. Un stand de bouffe lui tend les bras. Elle en repart lestée d’une crêpe au chèvre et d’une Barbe à papa.
Les lieux sont déserts à l’exception d’une poignée d’enfants qui s’égaillent entre les attractions, sous la surveillance de deux nounous obèses. Impuissantes et transies de froid, elles soufflent comme des forges et menacent mollement d’un départ par la force, les enfants ont bien décidés à s’incruster sur les lieux. Jenny observe les deux mammouths. Leur autorité est sapée par un constat simple : il leur est physiquement impossible de mettre leurs menaces à exécution. Les gosses hurlent, ravis des effets stridents de leur propre voix, leur petite bedaine, remplie de sucre industriel. Jenny n’a guère que six ou sept ans de plus qu’eux mais ils lui semblent appartenir à une autre espèce. A-t-elle été un de ses petits êtres occupés à pourchasser leur ombre, jusqu’à ce que la fatigue les terrasse, d’un coup, et qu’ils s’endorment comme une ventrée de chiots entre les bras de leur nounou callipyge ? Elle n’a pas le souvenir de tels moments d’abandon.
L’heure tourne, aussi sûrement que la grande roue sur son axe.
C'était une jolie rousse avec un nez qui jappe à la lune.
On peut raisonnablement penser que Charles Péguy, s'il avait vu sa Beauce à jamais déflorée par la plantation de champs d'éoliennes, les aurait chargés avec une vieille épée franque, au son d'un cor de chasse.
J'avais tenté une boutade :
- Tout grand homme de progrès est prisonnier d'une vieille amitié sulfureuse, Marc. Je serai ton René Bousquet.
Il avait eu un rictus empêché et je réalisais qu'il me considérait réellement comme un ami infréquentable et encombrant.
Mille petites consciences s'allumaient, dans la nuit, comme des photophores. Chacun veut dire son fait, donner son avis, élever son cri au-dessus des autres. Ici on ricane un petit air entendu et instruit. Là-bas on est indigné, on roule des yeux gros comme des lunes, on s'étrangle. Ailleurs, on agite une prophétie terrible avant de se taire à jamais. Cent ont poussé leur petite chanson mais chaque nouveau tweet est celui qui entend clore le débat - le plus drôle, le plus habile, le plus terrible.
Je ne supportais pas les connards qui dépiautaient un oeuf dur dans le train, répandant une odeur de mort au mépris des autres usagers. J'avais mon content de petites agressions, mais c'était le salaire normal de la vie parmi les Hommes, le salaire très raisonnable à payer en échange de gains incommensurables : la proximité de débits de boissons, les minimas sociaux, les salles de spectacles, le réconfort du lien amical, l'échange d'opinions, le sexe.
(...) l'antiracisme est un combat qui nécessite souplesse et anticipation. Il fallait faire preuve d'agilité pour mettre à jour les nouveaux biais qu'empruntaient les préjugés racistes, toujours plus inventifs, forcés de l'être dans un monde où ils ne pouvaient plus être formulés correctement.
Les dents du haut pourries étaient découvertes par un sourire qui dévoilait une imbécillité complète, irrémédiable, une nuit de l'esprit plus déchirante que la cécité d'un aveugle en ce qu'elle le rendait totalement absent au monde, tout en lui conférant une certaine noblesse.
Lorsque je demandais à Paulin Michel s'il avait des retours de librairies, il prenait un contrit : « La poésie, Jean, la poésie. »
Or mon père était un homme d'ordre. Il avançait dans l'existence en tâtant le sol devant lui, circonspectement avec son bâton d'homme de tradition.
J'avais fait mon petit numéro de pochard avec une virulence où l'agressivité réelle n'était jamais loin, parce que l'alcoolique ne déteste rien tant qu'un camarade qui quitte le navire. Il se sait alors démasqué : le départ du buveur tempérant le renvoie à sa propre déchéance, à son addiction maniaque. Il y a de la jalousie dans cette fureur, l'envie du possédé pour celui qui conserve l'empire sur lui-même.
Il était trop tard pour montrer patte blanche, il n'y avait plus qu'à tendre les couilles entre les lames du sécateur justicier, il n'y avait qu'à payer, sans se plaindre.
Je ne veux pas que ma fille devienne ... une personne dépourvue d'esprit de finesse. Je veux qu'elle développe une pensée complexe, qu'elle apprenne à penser contre elle-même.
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Et puis peut-être que Marc avait raison mais quand bien même, que devait-on penser d'une société dont la seule obsession est de maintenir les individus en bonne forme physique, qu'est-ce que c'était que cette obsession hygiéniste, cette dictature hygiéniste de merde qui n'était au service d'aucun projet ? Je me souviens de ce que m'avait dit Bazarove, à l'été 1986 (nous regardions un match du Mondial en terrasse) corps en attaquant son sixième picon de bière : "Au moins, dans la propagande fasciste de l'entre-deux-guerres, la santé des s'inscrivait dans un projet. Elle était une exigence au service de la collectivité, pas une exigence de l'individu vis-à-vis de lui même." À l'époque, je m'étais marré. Je n'avais pas vu que ces propos annonçaient sa dérive intellectuelle, je me disais juste qu'il était en roue libre et foutrement sympathique. N'empêche que les évolutions récentes de la société lui avaient donné raison : cette exigence hygiéniste sans projet était d'autant moins compréhensible que la même société encourageait les individus à s'abrutir massivement, elle subventionnait les tablettes distribuées dans les écoles pour désapprendre plus rapidement encore le recueillement, l'ascèse des textes, l'avachissement intellectuel étant maquillé habilement derrière les louanges de l'agilité d'esprit, mon cul. Se maintenir en forme même, c'était s'accorder beaucoup d'importance. (p.104)
Mais quel est le mécanisme de la polémique ? Elle consiste à considérer l'adversaire en ennemi, à le simplifier par conséquent et à refuser de le voir. Celui que j'insulte, je ne connais plus la couleur de son regard, ni s'il lui arrive de sourire et de quelle manière. Devenus au trois quarts aveugles par la grâce de la polémique, nous ne vivons plus parmi des hommes, mais dans un monde de silhouettes.
Je sentis mille ans de fatigue sur mes épaules. Le monde était un enchevêtrement de signes incompréhensibles. J'étais inadapté. Je savais que la paradigme dont parlait Lou Basset-Dutonnerre était l'insincérité, le narcissisme. Comme l'écrivait Musil, la vérité était toujours handicapée. Le monde appartenait aux menteurs et aux artificieux. Le lent labeur, le recueillement, la précision, toutes ces qualités étaient devenues des vertus d'un autre temps : celui des moines-paysans.
La fac était le décor familier qui me déprimait autant qu'il me rassurait et c'était celui des ensembles en béton, de la morgue intellectuelle, des rétributions symboliques, des cols roulés, des publications pointues, des colloques jargonneux, des photocopieuses en panne, des jeux de pouvoir invisibles, ascenseurs vétustes et amiantés, chapelles, culte des titres, grades, étudiants chinois effarés, acronymes mystérieux, baies vitrées sales, syndicats sourcilleux, cartons de tracts crevés, tags fripons dans les chiottes, c'était cette vieille ruine au charme inaltéré: l'Université.