Pourquoi lire Boris Vian aujourd’hui ?
Écrivain, poète, critique et musicien jazz français, Boris Vian est l’auteur d’une oeuvre littéraire protéiforme, à l’humour caustique et à l’inventivité difficilement égalable. Réputé pessimiste, le “Prince de Saint Germain des Prés”, maître incontesté du jeu de mots a su inscrire son nom parmi les plus significatifs du monde littéraire français, malgré une existence des plus tumultueuses. Aujourd’hui, toujours aussi vibrante qu’à l’heure de sa conception, l’oeuvre de Vian continue d’inspirer les jeunes amoureux des mots, incarnant à jamais l’esprit libertaire et invitant ses lecteurs à des sarabandes oniriques dont il restera le seul à connaître le secret.
Né à Versailles en mars 1920, le jeune Vian vient au jour dans une famille bien lotie. Bénéficiant des services d’un chauffeur, d’une gouvernante ou encore d’un professeur à domicile, les Vian coulent d’heureux jours dans leur villa près de Saint Cloud. Cette insouciance n’a pourtant qu’un temps : le krach boursier de 1929 plonge la petite famille dans une relative misère. Vivant mal ce déclassement, la famille se réfugie dès qu’elle le peut dans une propriété dans le Cotentin. C’est cet univers réconfortant que Boris reproduira dans son roman
L`arrache-coeur et y plaçant de nombreuses références au luxuriant jardin qu’y entretenait sa mère. A douze ans, le jeune garçon est atteint de rhumatismes articulaires, qui provoquent une insuffisance cardiaque qu’il subira toute sa vie. Dès lors, le jeune garçon est constamment surveillé par sa mère inquiète, tout comme Wolf, l’enfant que l’on retrouve dans son roman
L`Herbe rouge. Reclu chez ses parents, Vian, dont la scolarité est souvent interrompue à cause de ses faiblesses physiques, invente toute sorte d’instruments fantaisistes, dont le désormais célèbre pianocktail qu’il reproduira dans
L`Ecume des jours, un piano destiné à réaliser des cocktails.
1939 est l’année de son entrée à l'École Centrale et celle de l’écriture de son premier roman,
Trouble dans les Andains, principalement destiné à amuser son entourage. L’année suivante, il rencontre la jeune Michelle Léglise qui deviendra quelques mois plus tard la première madame Vian. Parallèlement à ses études, le garçon découvre la trompette et s’inscrit au Hot Club de France, présidé par Louis Armstrong et Hugues Panassié. Évoluant d’une formation à l’autre, il fait, à la libération de Paris, partie de l’un des meilleurs orchestres jazz amateurs de l’époque. Pendant quinze ans, il milite en faveur de ce courant musical encore peu légitime et publie de nombreuses chroniques rassemblées dans l’ouvrage Écrits sur le jazz, qui ne sera publié qu’en 1982. A cette époque il écrit d’ailleurs sa première chanson, La Chanson des pistons, une comptine gaillarde dans la tradition de celles qu’ils découvre avec ses compagnons ingénieurs. Envoûté par l’univers du jazz et des caves de Saint Germain des Prés dans lesquelles il trouve un certain refuge, cherchant toujours à fuir sa maladie, il approche son idole, Duke Ellington et s’adonne frénétiquement à l’écriture musicale. Outre les articles de presse, il anime une série d’émissions de jazz pour une radio américaine. Ses textes seront compilés et publié en 1986 en livre de poche sous le titre
Jazz in Paris.
En 1944, l’univers de Vian bascule :
Vercoquin et le plancton, son second roman, est publié chez Gallimard. Hymne au jazz et au swing, la danse de prédilection des zazou, jeunes anticonformistes et amateurs de jazz de l’époque, le roman est également une satire corrosive et drolatique du travail de bureau que Vian occupe à cette époque à l’Association Française de Normalisation. Celui qui a parié sur le talent du jeune Boris Vian, c’est
Raymond Queneau, alors secrétaire général des éditions Gallimard. Dès lors, les deux hommes de lettres se prennent d’amitié, et écument ensemble les caveaux du sixième arrondissement où ils côtoient régulièrement
Jean-Paul Sartre (Jean-Sol Partre de l’Ecume des jours),
Simone de Beauvoir (la Duchesse de Bovouard) et toute la bande des Sartriens. C’est à cette période que Vian rédige
Le manuel de Saint Germain des Prés. En 1946, un nouvel emploi permet à Vian de consacrer davantage de temps à l’écriture. C’est l’année où il produit
L`Ecume des jours, un roman qui traduit la peur que la mort que Boris refoule depuis son enfance, tenaillé par la maladie, aggravée par le rythme effréné de ses nuits. Présenté au prix de la Pléiade, l’ouvrage ne sera pourtant pas sélectionné ce qui provoque chez Vian une immense déception qu’il exprime dans son ouvrage
L`automne à Pékin.
En 1946, Boris fait la connaissance d’un jeune éditeur, Jean d’Halluin, fondateur des Editions du Scorpion. Face au succès d’
Henry Miller avec son
Tropique du Cancer, Jean demande à Boris de lui écrire un ouvrage du même type. Quelques jours plus tard, l’écrivain propose à l’éditeur un plagiat de ce roman noir aux échos érotiques, signé du nom de Vernon Sullivan. Coup de théâtre, un homme assassine sa maîtresse quelques semaines plus tard et le roman signé Vernon Sullivan,
J`irai cracher sur vos tombes, est retrouvé sur les lieux du crime. Accusé d’assassinat par procuration, l’auteur risque la prison et Vian doit jouer d’un subterfuge visant à rendre son pseudonyme réel aux yeux de la presse afin de ne pas finir derrière les barreaux. Malgré cette houleuse publicité, les romans américains de Vian ne se vendent que très mal.
C’est lors d’un cocktail organisé par
Gaston Gallimard en 1950 que Boris rencontre sa future femme, Ursula Kübler qu’il décrit comme “une jeune femme avec la figure en triangle”. Son divorce avec Michelle n’est qu’une affaire de temps puisque cette dernière est depuis plusieurs mois la maîtresse de
Jean-Paul Sartre. Rythmées par la maladie et les problèmes d’argent, les années de vie commune du jeune couple sont loin d’être paisibles et Boris désespère de rencontrer un jour le succès… Son ouvrage
L`arrache-coeur est officiellement refusé par Gallimard à cette époque. Publié plus tard aux éditions Vrille, l’ouvrage ne se vend pas et c’est là le point final de la carrière de l’écrivain qui renonce définitivement à la littérature.
“Société de recherches savantes et inutiles”, le Collège de Pataphysique est une rencontre déterminante pour Boris Vian qui trouve en ces intellectuels particuliers un réconfort inouï. La communauté partage les aspirations de Vian qui peut enfin mettre à profit son imagination débordante, souvent en berne alors qu’il côtoyait le groupe des Sartriens. Dans ce collège, on retrouve d’autres personnalités comme
Jean Dubuffet,
Max Ernst,
Marcel Duchamp ou encore
Eugène Ionesco. Après une tournée de chant controversée mais efficace pour sa notoriété, Jacques Canetti lui propose de prendre en charge le catalogue de jazz pour les disques Philips et son niveau de vie s’améliore enfin. Après une ultime tentative littéraire, lors de laquelle Vian, admirateur de
Ray Bradbury et
H.G. Wells, tente d’imposer la science-fiction à un public non réceptif, il s’effondre en juillet 1936, frappé par un oedème pulmonaire. La fin de sa vie est un long repos auprès de sa femme et de réunions secrètes avec ses nouveaux amis amateurs de science-fiction. L’homme s’éteint à 39 ans d’un arrêt cardiaque, lors de la projection cinématographique de son livre
J`irai cracher sur vos tombes.
L’oeuvre littéraire de Vian, bien que peu reconnue de son vivant est finalement sortie de l’ombre dans les années 1960.
L`Ecume des jours en particulier a assuré son succès auprès de la jeunesse, devenue un classique incontournable de la littérature. Sans cesse tourmenté par la peur de la mort, le maître zazou a croqué la vie autant qu’il l’a pu sans jamais penser à se ménager. Son oeuvre riche et variée reste aujourd’hui encore inimitable, en partie grâce à la jeunesse et à la vitalité de son écriture. Ayant oeuvré à maintenir la littérature dans un permanent état d’adolescence, l’écrivain, à l’esprit ludique et à l’univers onirique, incarne à jamais et comme personne l’esprit libéré.
Le saviez-vous ?
• Vian a beaucoup écrit sous pseudonymes, qui prenaient souvent la forme d'anagrammes de son nom, comme Bison Ravi, Baron Visi ou encore Brisavion.
• Désireux de s’approcher des amis de
Jean-Paul Sartre, c’est pour attirer son attention qu’il le met en scène dans l’
L`Ecume des jours.
• Vian est également un excellent peintre, dont dessins et croquis ont été à plusieurs reprises exposés en galeries.
• Artiste et écrivain, Vian est également un grand musicien et a écrit au cours de sa vie plusieurs centaines de chansons, qui ont été interprétées par des emblèmes de la chanson française comme
Henri Salvador ou
Juliette Gréco.
• Son prénom est tiré de l’opéra de Modeste Moussorgski :
Boris Godounov, que sa mère, grande mélomane, chérissait.
• On attribue à l’auteur l’usage du terme “tube”, désignant une chanson à succès, à la place du mot “saucisson”, employé jusqu’alors et qui lui déplaisait.
• Boris Vian a été le voisin de
Jacques Prévert dans son appartement de la place Blanche à Paris.
• L’écrivain a beaucoup inspiré
Serge Gainsbourg qui allait régulièrement l’écouter jouer aux Trois Baudets.
• Boris Vian a également inventé un code de langage surréaliste qu’il pratiquait avec ses musiciens et amis, où par exemple “pologner” signifiait “payer”.
Chronologie
10/03/1920 : Naissance de Boris Vian à Ville-d'Avray
1939 : Boris Vian entre à l'École centrale des arts et manufactures
1941 : Il épouse Michelle Léglise et entreprend la rédaction des
Cent sonnets1944 : C’est l’année de la parution de son premier roman,
Vercoquin et le plancton1946 : Vian rencontre
Simone de Beauvoir, puis
Jean-Paul Sartre, et commence sa collaboration aux Temps modernes. Il publie
J`irai cracher sur vos tombes sous pseudonyme
1947 : Il décide de se consacrer pleinement à l'écriture et publie
L`Ecume des jours1948 : Vian reconnaît officiellement être l'auteur des romans signés Vernon Sullivan
1950 : L’écrivain est condamné pour outrage aux bonnes mœurs pour avoir écrit
J'irai cracher sur vos tombes. Il publie
L`Herbe rouge1953 : Parution aux éditions Vrille du dernier roman de Boris Vian,
L`arrache-coeur1954 : Il épouse Ursula Kübler et se lance dans l’écriture de chansons et compose notamment
Le Déserteur1958 : Vian devient directeur artistique du label Fontana chez Philips
23/06/1959 : Lors de la projection privée du film tiré de son roman
J'irai cracher sur vos tombes, Boris Vian s'éteint brutalement
Influences et postérité
Ayant touché à de multiples domaines, allant de l’écriture romanesque à la composition musicale, en passant par la chronique radiophonique, il est difficile de reconnaître une influence claire et précise à Boris Vian dans l’évolution de l'histoire littéraire. Son influence idéologique s’est avérée finalement bien plus marquante que son influence littéraire à cause de l’incompréhension qu’ont pu susciter ses textes à leur parution. Il a bien sûr été influencé par le mouvement existentialiste ayant partagé la plupart de ses soirées avec
Jean-Paul Sartre. Il publie d’ailleurs une “Chronique du menteur” dans la revue les
Temps modernes. Très vite il se détache de cette école, opposé aux penseurs qu’il considère comme des soi-disant prophètes et dont il refuse l’embrigadement. D’un point de vue purement littéraire, le goût de Vian pour le jeu de mots et la poésie permet de le rapprocher d’un
Alfred Jarry.
Il faudra attendre une dizaine d’années après la mort de Vian pour que son oeuvre littéraire rencontre un public réceptif. C’est dans une jeunesse révoltée que ses textes libertaires trouvent leur écho, notamment pendant les événements de 1968 et la destruction des grands idéaux collectifs de l’après-guerre. La nouvelle génération prend Vian comme étendard et se retrouve dans les textes de l’éternel adolescent.
Dans les années 1960 et 1970, notamment pendant les événements de mai 1968, les jeunes, libertaires exaltés, ont redécouvert Vian dans lequel ils ont reconnu un frère idéologique. Au fil des années, ses ouvrages gagnent en légitimité et sont progressivement donnés à étudier dans des écoles. Finalement récupérées par Gallimard, ses œuvres romanesques négligées de son vivant, entrent à la bibliothèque de la Pléiade en 2010 après avoir connu un succès populaire que son éditeur d'origine était loin d’avoir prévu.
Après la mort de Boris Vian, et cela dès 1960, de nombreux chanteurs ont interprété ou enregistré ses chansons ou certaines de ses adaptations. Certains ont même mis en musique des textes qui ne l’avaient jamais été.
Ils ont dit de Boris Vian
Raymond Queneau : “Boris fut toujours futur. Sa mort, c'est du passé."
Serge Gainsbourg : “Là, j'en ai pris plein la gueule (...), il chantait des trucs terribles (...), c'est parce que je l'ai entendu que je me suis décidé à tenter quelque chose d'intéressant.“
Henri Salvador : “Il était un amoureux du jazz, ne vivait que pour le jazz, n'entendait, ne s'exprimait qu'en jazz.”
Michelle Vian, sa première femme : “Il travaillait de la tête, il avait tout lu; comme moi d’ailleurs. C’est pour ça qu’on s’entendait bien.”
Noël Arnaud : “L'œuvre immense laissée de son vivant, et celle qu'il nous laisse [après sa mort], montrent qu'il écrivait vite, et regorgeait d'idées (...) Il a vécu plus vite et plus longtemps qu'aucun d'entre nous”