C'est à la philosophe Corine Pelluchon que nous consacrons notre épisode 5 de la série Filature : sa relation avec le mot amour, son engagement pour la cause animale, son approche de la philosophie entre science et art. La meilleure façon de terminer un livre ? Il n'y en a pas, on le sent.
Spécialiste de philosophie politique et d'éthique, Corine Pelluchon est aujourd'hui professeure à l'université Paris-Est-Marne-la-Vallée (rebaptisée université G. Eiffel à partir de janvier 2020). Elle a commencé par une thèse soutenue en 2003 sur Leo Strauss et sa critique des Lumières, puis, dès le milieu des années 2000, elle s'est intéressée aux défis anthropologiques et politiques que soulèvent les techniques médicales, les biotechnologies, et la prise en compte de la finitude de la planète et des intérêts des animaux. Parmi ses ouvrages les plus récents, on retrouve Pour comprendre Emmanuel Levinas. Un philosophe pour notre temps, janvier 2020 ; Réparons le monde. Humains animaux, nature, mars 2020, Rivages/Poche.
C. Pelluchon a reçu en 2020 le prix de la pensée critique Günther Anders pour l'ensemble de ses travaux.
Corine Pelluchon était l'invitée de la Fête du Livre de Bron 2023 pour Grandeur nature un dialogue avec l'écrivain et directeur de la rédaction de Philosophie Magazine Alexandre Lacroix.
Chaque semaine, retrouvez un invité dans un format court de 4 minutes et écoutez un peu de leur univers littéraire et personnel. À découvrir sur le Média et les réseaux sociaux de la FdLB.
© Collectif Risette/Paul Bourdrel/Fête du Livre de Bron 2023
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La caresse est un mode d'être du sujet, où le
sujet dans le contact d'un autre va au delà de ce
contact. Le contact en tant que sensation fait partie
du monde de la lumière. Mais ce qui est caressé
n'est pas touche a proprement parler. Ce n'est pas
le velouté ou la tiédeur de cette main donnée dans
le contact que cherche la caresse. Cette recherche
de la caresse en constitue l'essence par le fait que
la caresse ne sait pas ce qu'elle cherche. Ce « ne
pas savoir ››, ce désordonné fondamental en est
l'essentiel. Elle est comme un jeu avec quelque
chose qui se dérobe, et un jeu absolument sans
projet ni plan, non pas avec ce qui peut devenir
nôtre et nous, mais avec quelque chose d'autre,
toujours autre, toujours inaccessible, toujours à
venir. La caresse est l'attente de cet avenir pur,
sans contenu. Elle est faite de cet accroissement
de faim, de promesses toujours plus riches, ouvrant
des perspectives nouvelles sur l'insaisissable. Elle
s'alimente de faims innombrables. Cette intentiona-
lité de la volupté, intentionalité unique de l'avenir
lui-même, et non pas attente d'un fait futur, a
toujours été méconnue par l'analyse philosophique.
Freud lui-même ne dit pas de la libido beaucoup
plus que sa recherche du plaisir, prenant le plaisir
comme simple contenu, à partir duquel on commence
l'analyse, mais qu'on n'analyse pas lui-même. Freud
ne cherche pas la signification de ce plaisir dans
l'économie générale de l'être. Notre thèse qui con-
siste à affirmer la volupté comme l'événement
même de l'avenir, l'avenir pur de tout contenu, le
mystère même de l'avenir, cherche à rendre compte
de sa place exceptionnelle.
Peut-on caractériser ce rapport avec l'autre par
l'Eros comme un échec ? Encore une fois, oui, si
l'on adopte la terminologie des descriptions cou-
rantes, si on veut caractériser l'érotique par le
« saisir ››, le « posséder ››, ou le « connaître ››. Il
n'y a rien de tout cela ou échec de tout cela, dans
l'eros. Si on pouvait posséder, saisir et connaître
l'autre, il ne serait pas l'autre. Posséder, connaître,
saisir sont des synonymes du pouvoir.
D'ailleurs, le rapport avec l'autre est généralement
recherché comme une fusion. J'ai voulu précisément
contester que la relation avec l'autre soit fusion. La
relation avec autrui, c'est l'absence de l'autre; non
pas absence pure et simple, non pas absence de pur
néant, mais absence dans un horizon d'avenir,
Dès que le visage de l'autre apparaît, il m'oblige.
Nous étions soixante-dix dans un commando forestier pour prisonniers de guerre israélites, en
Allemagne nazie. Le camp portait – coïncidence singulière – le numéro 1492, millésime de
l’expulsion des juifs d’Espagne sous Ferdinand V le Catholique. L’uniforme français nous protégeait
encore contre la violence hitlérienne. Mais les autres hommes, dits libres, qui nous croisaient ou qui
nous donnaient du travail ou des ordres ou même un sourire – et les enfants et les femmes qui
passaient et qui, parfois levaient les yeux sur nous – nous dépouillaient de notre peau humaine. Nous
n’étions qu’une quasi-humanité, une bande de singe. Force et misère de persécutés, un pauvre
murmure intérieur nous rappelait notre essence raisonnable. Mais nous n’étions plus au monde. Notre
va-et-vient, nos peines et nos rires, nos maladies et nos distractions, le travail de nos mains et
l’angoisse de nos yeux, les lettres qu’on nous remettait de France et celles qu’on acceptait pour nos
familles -, tout cela se passait entre parenthèses. Être enfermés dans leur espèce ; malgré tout leur
vocabulaire, êtres sans langage. Le racisme n’est pas un concept biologique ; l’antisémitisme est
l’archétype de l’internement. L’oppression sociale, elle-même, ne fait qu’imiter ce modèle. Elle
cloître dans une classe, prive d’expression et condamne aux « signifiants sans signifiés » et, dès lors,
aux violences et aux combats. Comment délivrer un message de son humanité qui, de derrière les
barreaux des guillemets, s’étende autrement que comme parler simiesque ?
Et voici que, vers le milieu d’une longue captivité – pour quelques courtes semaines et avant que les
sentinelles ne l’eussent chassé – un chien errant entre dans notre vie. Il vint un jour se joindre à la
tourbe, alors que, sous bonne garde, elle rentrait du travail. Il vivotait dans quelque coin sauvage, aux
alentours du camp. Mais nous l’appelions Bobby, d’un nom exotique, comme il convient à un chien
chéri. Il apparaissait aux rassemblements matinaux et nous attendait au retour, sautillant et aboyant
gaiement. Pour lui – c’était incontestable – nous fûmes des hommes.
Le chien qui reconnut Ulysse sous le déguisement à son retour de l’Odyssée, était-il le parent du
nôtre ? Mais non ! mais non ! Là-bas, ce fut l’Ithaque et la patrie. Ici, ce fut nulle part. Dernier kantien
de l’Allemagne nazie, n’ayant pas le cerveau qu’il faut pour universaliser les maximes de ses pulsions,
il descendait des chiens d’Egypte. Et son aboiement d’ami – foi d’animal – naquit dans le silence de
ses aïeux des bords du Nil.
Le moi, ce n’est pas un être qui reste toujours le même, mais l’être dont l’exister consiste à s’identifier, à retrouver son identité à travers tout ce qui lui arrive. Il est l’identité par excellence, l’œuvre originelle de l’identification.
Nous accédons au monde à travers les mots et nous les voulons nobles.
Dans chaque mot se trouve un oiseau aux ailes repliées, qui attend le souffle du lecteur.
Eros est la relation avec l'altérité, le mystère, c'est-à-dire avec l'avenir, avec ce qui, dans un monde où tout est là, n'est jamais là.
Le social avec ses institutions, ses formes universelles, ses lois, provient-il de ce qu'on a limité les conséquences de la guerre entre les hommes, ou de ce qu'on a limité l'infini qui s'ouvre dans la relation éthique de l'homme à l'homme ?
Je pense plutôt que l'accès au visage est d'emblée éthique. C'est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez les décrire, que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet. La meilleure manière de rencontrer autrui, c'est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux. Quand on observe la couleur des yeux, on n'est pas en relation sociale avec autrui. La relation avec le visage peut certes être dominée par la perception, mais ce qui est spécifiquement visage, c'est ce qui ne s'y réduit pas. Il y a d'abord la droiture même du visage, son expression droite, sans défense. La peau du visage est celle qui reste la plus nue, la plus dénuée. La plus nue, bien que d'une nudité décente. La plus dénuée aussi : il y a dans le visage une pauvreté essentielle. La preuve en est qu'on essaie de masquer cette pauvreté en se donnant des poses, une contenance. Le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence. En même temps le visage est ce qui nous interdit de tuer. (...) Le visage est signification, et signification sans contexte. Je veux dire qu'autrui, dans la rectitude de son visage, n'est pas un personnage dans un contexte. D'ordinaire, on est un « personnage » : on est professeur à la Sorbonne, vice-président du conseil d'État, fils d'untel, tout ce qui est dans le passeport, la manière de se vêtir, de se présenter. Et toute signification, au sens habituel du terme, est relative à un tel contexte : le sens de quelque chose tient dans sa relation à autre chose. Ici, au contraire, le visage est sens à lui seul. Toi, c'est toi. En ce sens, on peut dire que le visage n'est pas « vu ». Il est ce qui ne peut devenir un contenu, que votre pensée embrasserait ; il est l'incontenable, il vous mène au-delà. C'est en cela que la signification du visage le fait sortir de l'être en tant que corrélatif d'un savoir. Au contraire, la vision est recherche d'une adéquation ; elle est ce qui par excellence absorbe l'être. Mais la relation au visage est d'emblée éthique. Le visage est ce qu'on ne peut tuer, ou du moins dont le sens consiste à dire : « tu ne tueras point ».
« Éthique et infini ». Dialogues avec Philippe Nemo. Collection, L'espace intérieur. Fayard et Radio-France, Paris, 1982.
Le pathétique de l’amour consiste dans une dualité insurmontable des êtres. C’est une relation avec
ce qui se dérobe à jamais. La relation ne neutralise pas ipso facto l’altérité, mais la conserve. Le pathétique de la volupté est dans le fait même d’être deux.