Chronique express - Les livres de K79
Les gens portaient un masque en société. Le Japon était champion en la matière. Dès qu'on grattait un peu la surface, les comportements les plus déviants étaient mis a jour et les psychés dévoilées.
À ce stade, il était patent que nous étions tous devenus dépendants. Nous vivions exclusivement dans l'attente de nos samedis soir, et cette avidité se moquait de la discrétion.
Épuisée, Suzuka quitta la salle de son cours de musicologie en compagnie de Minami. Elle portait une longue robe et des bottines noires, alors que son amie flottait dans un jean et un ample gilet en laine masquant difficilement sa maigreur.
Le physique de Minami lui valait des moqueries qu’elle supportait la plupart du temps. Mais parfois le dénigrement la touchait au plus profond de son être. Dans ces moments-là, Suzuka n’hésitait pas à monter au créneau pour la défendre avec hargne, telle une grande sœur. Suzuka avait le chic pour s’entourer de personnes singulières, cibles de la bêtise humaine, victimes de leur différence.
« L’alcool insufflait le désir, déliait les langues, réchauffait l’atmosphère. L’heure tournait avec davantage de voracité dans ces moments de dépravation. »
Hayato tournait en rond dans la cuisine du Sakuragawa. Les délicieuses senteurs d’ail et de porc grillé chatouillaient ses narines tandis qu’il essayait de se remettre de l’expérience qu’il venait de vivre.
Quelle mouche avait piqué le surintendant pour qu’il lui colle une personne comme Noémie Legrand dans les pattes ?
Peu habitué à une collaboration aussi étroite, Hayato avait du mal à cerner sa collègue. Il se surprenait à apprécier sa franchise, mais sa propension à lui parler de choses aussi intimes que son rapport aux hommes le déstabilisait. Elle allait droit au but, ignorant les conventions de la société japonaise. Un peu comme lui, en somme.
Toujours aussi en verve, Shaun expliqua que les missions de passage se définissaient avant tout par le risque encouru par ceux qui les traitaient. Kenta eut des sueurs froides : à aucun moment il n’avait pris ce facteur en compte. Pour les Moutons comme lui, la menace pouvait aussi bien venir de la police (vu les méthodes illégales employées) que des criminels lésés, en quête de revanche. Un double danger permanent. Triple même, si on comptait celui qui interdisait aux Moutons de quitter leur enclos.
Ce dernier point tourmentait Kenta.
Elle s’effondra. Hayato se mordit les lèvres, incapable de réagir face à cette douleur, cette femme qui attendait que le corps de son époux lui soit rendu afin de procéder à la veillée funèbre, première étape d’un long processus de deuil.
Plus spontanée, Noémie s’accroupit près d’elle et posa une main sur son épaule. Hayato pouvait lire dans ses yeux rougis toute l’empathie qu’elle éprouvait pour leur hôtesse. Depuis le début de l’entretien, il ne parvenait pas à se concentrer. Cette femme en pleurs ressemblait trop à sa mère.
En dessous reposait une carte à l’étrangeté saisissante.
De la taille d’une carte de tarot, elle était rigide, avec un fond composé de dégradés de rouge et de têtes de mort en filigrane. En arrière-plan, une lance était plantée dans le sol rocailleux, devant un bâtiment en briques rouges à peine visibles. Au centre, un homme barbu à la peau laiteuse, assis en tailleur et drapé dans un kimono blanc, priait, les mains jointes et les paupières closes. L’air apaisé.
Malgré les flammes qui le cernaient.
- C’est un début. Je vais aller interroger sa famille. À ce stade, toute info sur le quotidien et les liens entre les employés est bonne à prendre.
- Et les autres personnes sur la liste ? demanda Jack.
- Si quelqu’un m’intéresse, je vous préviendrai. En attendant, je vous laisse creuser.
- Tu nous prends pour tes larbins ?
Hayato afficha son sourire le plus provocateur.
- Il paraît que j’ai carte blanche.
Après en avoir parcouru quelques-uns des sujets, Kenta pensa que le terme de refuge, employé par Shaun dans sa lettre ouverte, n’était pas totalement usurpé. Après tout, Kenta souffrait de trouble anxieux généralisé, un mal sous-estimé, qui le marginalisait dans un pays où le clou qui dépassait était systématiquement pointé du doigt et remis à sa place, en employant la force si nécessaire.