Qui garde son âme d’enfant ne vieillit jamais.
If you carry your childhood with you, you never become older.
poème du journal 1981
yehi*...
que soit poème l'extrémité mourante d'un arc-en-ciel
une unique fourmi, perdue dans le désert,
la corne lunaire de l'éléphant né dans la jungle,
un crâne humain riant de lui-même – dans le miroir.
que soit poème une étoile morte pour laquelle
personne ne met une stèle de bois à l'endroit de sa chute,
une forme d'herbe dans l'immense aquarium vert
la bague dorée d'une fiancée aveugle.
yehi, que soit poème un poème jamais advenu
pour les vivants et pour ceux que les hommes nomment morts.
yehi, que soit la joie – la joie et l'allégresse seraient
yehi et pour un instant la douleur se ferait indolore.
Traduit du yiddish par Rachel Ertel | extrait, p. 372
yehi : « Que soit ». C'est la formule qui figure dans les premiers chapitres de la genèse, yehi-or : « que soit la lumière ».
Qui restera ?
qui restera ? qu’est-ce qui restera ? il restera un vent,
restera l’aveuglement d’un aveugle, disparaissant.
restera un signe de la mer : un bracelet d’écume,
restera un petit nuage, enchevêtré dessus un arbre.
qui restera ? qu’est-ce qui restera ? restera une syllabe,
herbe de la genèse en recréation croissant.
restera la rose-violon, pour elle-même fleurissant,
sept herbes d’entre les herbes chercheront compréhension.
plus que toutes les étoiles depuis le nord jusqu’ici-bas,
restera cette étoile qui tombe dans une seule larme.
sans cesse une goutte de vin restera dans la cruche.
qui restera, dieu restera, cela ne te suffit pas ?
Di fidlroyz (1974) – Traduit du yiddish par Jean-René Lassalle.
Extase
Lorsque les yeux fermés
J’ai écrit un poème, tout à coup
Ma main a été brûlée,
Et quand je suis parti
de ce feu noir,
Le papier a respiré
Un nom comme un lys : Dieu.
Mais ma plume, dans la crainte et l’émerveillement,
a percé le mot
Et écrit à la place
Un mot plus familier : l’Homme.
Depuis lors, une voix inconnue
Me hante comme un oiseau invisible
Qui picore, picore contre la porte de mon âme :
Est-ce pour cela que tu m’as échangé ?
Traduit du yiddish par Gil Pressnitzer
(sur ‘Esprits Nomades’)
ode à la colombe, III
feuille de papier – monument – en toi la colombe tresse son nid
feuille de papier, non pas le marbre, toi seule tu accueilles le rêveur.
ici parmi les échos primitifs, les formes enfouies dans l'argile,
j'assemble rimes et rythmes pour assouvir la faim de ma colombe.
soleil couchant en-chante la lampe, sous son éclairage magique
je bâtis avec les sons des os ensanglantés, un temple.
la parole restée inassouvie à jamais inaccomplie,
rougeoie le volcan de poésie scellé dans la profondeur du bronze.
avec ma plume je suis le chef de mon orchestre silencieux :
avec les gouttes de pluie descendent par le plafond des âmes.
mes paroles déplacent les cerises emmurées dans les arbres
elles affluent sur leurs queues pourpres pour vivre dans les mots.
un ver entre dans le temple. cette magie lui est étrangère.
les véritables cerises devenues paroles le réduisent en sable.
colombe, ma sœur, roucoule : ordonne la venue des cerises,
tu es la mesure et le mesureur, héritier de visions disparues.
ode à la colombe (1955)
Traduit du yiddish par Rachel Ertel | p. 195
Je n’ai pas enfilé le temps sur un cordon. Ses perles, piètres choses, je ne peux les égrener. Je me souviens seulement qu’en ce temps-là la ville s’est transformée en une sombre horloge, avec des hommes-chiffres étalés dans un gigantesque cercle, et dans ce cercle, au milieu des hommes-chiffres, tournait une aiguille flamboyante, et elle tranchait, tranchait. La mort en ville ne nous a pas été propice. Tous deux nous nous sommes réfugiés dans la forêt, dans sa profondeur glacée. Là aussi l’aiguille de la sombre horloge tranchait, tranchait. Dans son subconscient, alors, nous nous sommes évadés — je veux dire dans ses marécages velus où l’aiguille ne faisait que se refléter.
Lili, cesse de déverser ton silence en moi. Je me souviens comme si c’était aujourd’hui, comme si c’était demain. Nous avions sombré tous deux dans des tombes-marécages où un corps ne pouvait toucher un autre corps. Seules nos mains — désirs rouges — s’accrochaient l’une à l’autre, jour après jour.
yiddish
dois-je commencer par le commencement ?
dois-je comme abraham,
en frère, briser les idoles ?
dois-je me faire traduire de mon vivant ?
dois-je planter ma langue
et attendre qu’elle se mue
en raisins secs et en amandes
de mes aïeuls ?
quelle pitrerie
et plaisanterie
prêche mon frère en poésie, il dit
que ma langue maternelle va bientôt disparaître.
dans cent ans nous serons encore là
à mener la discussion au bord du jourdain.
car une question va nous torturer, nous tarauder.
sait-il exactement où
la prière du rabbi de berditchev
le poème de yehoash
et de kulbak
volent vers le lieu de leur disparition –
qu’il m’indique au juste
vers où se dirige cette perdition ?
peut-être vers le mur des lamentations ?
si c’est le cas, j’irai, j’irai
j’ouvrirai ma bouche
comme la gueule d’un lion
embrasé de braises flamboyantes
pour avaler la langue qui disparaît,
l’avaler pour éveiller toute génération à mon hurlement.
(1948)
/traduits du yiddish par Rachel Ertel
Mes dents pénètrent dans sa chair cosmique. Je veux le retenir. Que notre silence achève au moins son premier chapitre. Loin de le retenir, de l’empêcher de se noyer dans la mer, je me tranche la langue, et me taire devient plus difficile.
Etendu dans une bière
Comme en habit de bois
Etendu
Disons que c'est un vaisseau
Sur les vagues de l'orage
Disons que c'est un berceau.