Dans les polars, les types se débrouillent toujours pour faire ce qu'il faut quand il faut, perdent pas leur temps en initiatives imbéciles, même si c'est pour courir à la catastrophe. La réalité, me rendais-je compte, est infiniment plus brouillonne et désordonnée. Elle part dans tous les sens, et nous, pauvres pommes, nous faisons ce que nous pouvons, c'est-à-dire surtout des conneries.
J'ai pu mettre le Trafic à cul avec le camion, juste sous le réverbère en panne. Il faudrait des jumelles à infrarouges pour voir ce que nous fricotons. Le Trafic... Quand je pense à mes magouilles, j'ai vraiment bien choisi mon bahut. Hé, chez Renault, vous y avez pensé ou c'est une gaffe ?
J'ai appris à tuer pendant mes trois ans chez les paras, mais je n'ai jamais fait de travaux pratiques.
La grosse Harley-Davidson tournait comme une horloge. Un vrai plaisir. Je ne suis pas un fanatique de cette moto ; par goût, je préfère les japonaises, plus nerveuses. Mais sur ces routes américaines toutes droites, avec leurs sévères limitations de vitesse, la Harley m’allait très bien. Et puis, surtout, c’était la même moto que celle de mon idole ; et quand on a pour idée fixe d’aller rendre visite à son idole, la moindre des choses est d’avoir ce genre de petites attentions.
Il n’était même pas dix-huit heures, et le brouillard s’épaississait de minute en minute, ce qui ne laissait pas de m’inquiéter, tout de même.
Pourquoi, lorsque la réalité dérape autour de nous, continuons-nous à faire comme si de rien n’était ? Pourquoi négligeons-nous les indices qui s’accumulent sous nos yeux ? Car j’aurais dû me méfier. Le panneau portant la mention « Derry », au carrefour, m’avait paru bizarre. D’un côté on lisait « Derry 35 », de l’autre, « Derry 27 ». La meilleure, la plus large et la plus rectiligne des deux routes était, à en croire cette indication, aussi la plus longue.
La vue d’une allée privée, signalée par la traditionnelle boîte à lettres (le drapeau baissé, pas de courrier), menant à une maison que me dissimulait le brouillard ou les arbres, sinon les deux, me rassura tout à fait. Puis j’aperçus une deuxième allée, marquée par une barrière noire qui faisait bien cinquante centimètres de haut – un obstacle pour teckel arthritique – et une troisième.
Il n’alla pas plus loin. Sa tête retomba sur les sacs et il ne bougea plus. La femme qui s’occupait de lui chercha le pouls au cou décharné du vieil homme, puis se pencha un peu plus pour poser une oreille contre sa poitrine.
« Je crois qu’il est mort », dit-elle en se redressant.