« Le beau malheur ! »
Cet oxymore cité dès la première page se retrouve sur l'illustration de la couverture. Une tête de moineau multicolore, alors que les couleurs de ce passereau sont le brun et le noir, en référence à l'habit des moines.
Egayer une morne vie, garder le bon côté des choses lorsque le destin frappe cruellement,
Boris Cyrulnik a repris cette opposition dans «
Un merveilleux malheur ».
Le renouveau du printemps, la sève qui monte, l'énergie réapparue.
« Ô nature ! Nature ! Je t'aime si fort, et pourtant je suis sorti de tes entrailles incapable même de vivre. Tiens, un moineau mâle qui sautille, les ailes écartées ; il crie, et chacune des notes de sa voix, chacune des petites plumes ébouriffées de son corps minuscule respire la santé et la vigueur…
Que faut-il en déduire ? Rien. Il est sain, il a le droit de crier et d'ébouriffer ses plumes ; et moi je suis malade, et je dois mourir, c'est tout. »
Tourgueniev, ça commence comme tourmenté.
Affecté, tracassé, torturé, l'esprit en ébullition qui jamais ne retrouve la tiédeur, le calme, la sérénité.
Pas à sa place, « carrément miné, tout dégoûté, jamais content ».
Son personnage, Tchoulkatourine, un nom qui ne s'imprime pas, pas folichon, un brin souchon.
« J'suis mal en homme dur, et mal en petit coeur, peut-être un petit peu trop rêveur. »
Hors du monde, inadapté, transparent, inutile.
« En trop, superflu… le mot convient parfaitement. Plus je pénètre profondément en moi, plus j'examine attentivement toute ma vie passée, plus je suis convaincu de la stricte vérité de cette expression. En trop – précisément. le mot ne peut s'appliquer aux autres… Les gens peuvent être méchants, bons, intelligents, bêtes, agréables ou désagréables ; mais pas en trop… Comprenez-moi bien : l'univers pourrait se passer de tous ces gens aussi… bien sûr ; mais l'inutilité n'est pas leur qualité essentielle, ce n'est pas leur signe distinctif et ce n'est pas le premier mot qui vous vient aux lèvres lorsque vous parlez d'eux. Mais moi… Il n'y a rien d'autre à dire à mon sujet : superflu, un point c'est tout. Individu surnuméraire – et voilà tout. »
Journal d'un homme de trop, longue nouvelle mais courte vie, « trente ans, rien que du malheur », la mort rôde, plus que quelques heures, le jeune homme trop malade, se meurt.
« Qui suis-je ? Où vais-je ? Dans quel état j'erre ? »
Une insatisfaction permanente, être parmi les autres, mais pas avec eux. Las d'être là, quel avis a-t-il sur sa vie ?
« Quel genre d'homme suis-je ? On peut m'objecter que personne n'a demandé à le savoir – j'en conviens. Mais je suis mourant, tout de même, ma parole, je suis mourant, peut-être qu'on me pardonnera ce souhait de savoir, avant de mourir, quel type j'étais ? »
Enfance morne et sans intérêt, mort du père absent, ruine de la famille, comme on dit, mal parti dans la vie. Alors, comment exister, à défaut de s'imposer. Choisir entre la belle Elise ou la vraie vie, il l'aime mais elle ne le voit pas, lui l'homme de trop. Trop passionné mais trop invisible, c'en est presque risible.
« Il n'y avait pas à s'y tromper : l'expression du visage de Liza en m'apercevant, cette expression dans laquelle ne se lisait rien, hormis le désir de décamper pour éviter une rencontre désagréable, la lueur de contentement que j'avais eu le temps de surprendre dans ses yeux lorsqu'elle avait cru pouvoir s'esquiver en catimini – tout cela ne disait que trop clairement que cette jeune fille ne m'aimait pas. »
Décalé, spectateur pas acteur, passif pas actif, lent à la détente, il hésite.
Faut se décider, y a du bleu, mais le temps de réagir, les nuages sont revenus. Trop tard, trop tare, faible et inadapté, le bonheur est passé, c'est trop Fort, cours-y vite, trop tard, il a filé. Un beau malheur.
« Anonyme, je m'enfuis, je marche seul. » Il ne sera jamais un « goldman ».
Un rival, un duel. L'occasion de montrer ce qu'il vaut vraiment. Et s'il perd, il mourra en héros, sur le champ d'honneur.
Il a tiré, juste une égratignure.
« Mais le prince, sans même s'accorder la satisfaction de me tourmenter un peu en me faisant attendre à la barrière, a déclaré en souriant : « Le duel est terminé » , et il a déchargé son pistolet en l'air. J'ai failli me mettre à pleurer de dépit et de rage. Par sa magnanimité, cet homme me traînait définitivement dans la boue, me coupait la gorge. Je partais pour protester, exiger qu'il me tire dessus ; mais il s'est avancé vers moi et m'a tendu la main. »
Le déshonneur accompagne l'indifférence, plus rien à attendre de la vie. le journal chronologique va s'arrêter là, le désarroi, le vide de l'existence, c'est fini.
Oeuvre de jeunesse extraite de Romans et nouvelles complets, Folio la ressuscite comme un texte à 2 balles. Mais elle en vaut bien plus, un regard désabusé et un portrait fascinant de la société russe, avec tous ses aspects merveilleux, qui peut parfois être fatale et cruelle.
« Quand la souffrance arrive au point où tout notre intérieur se met à craquer comme comme une telega trop chargée, elle devrait au moins cesser d'être ridicule ; mais non, le rire accompagne les larmes, non seulement jusqu'à la fin, jusqu'à l'épuisement, jusqu'à l'impossibilité d'en répandre davantage, oh ! le malheur ! Il retentit encore et résonne là où la langue devient muette, où la plainte elle-même commence à s'éteindre... »
« Je meurs… Vivez, vous qui êtes en vie ! »