Ivan le terrible, Alexeï le rêveur
En imaginant le destin de deux frères engagés sur des voies politiques opposées,
Harold Cobert réussit une fresque éblouissante, pleine de bruit et de fureur sur la Russie de 1910 à 1990. Un tour de force éclairant et éblouissant.
La famille Narychkine séjourne dans sa datcha aux alentours de Saint-Pétersbourg. Nous sommes à l'orée du XXe siècle et déjà les gamins perçoivent leur statut privilégié est bien moins enviable que celui du peuple, à commencer par leur personnel de maison. Une hiérarchie qui les empêche notamment de partager ne fut ce qu'un goûter avec leurs amis d'extraction modeste. Une situation qui leur déplait d'autant plus qu'ils sont tous deux amoureux de Natalia, leur soeur de lait, fille de leur gouvernante et de l'administrateur des terres familiales.
On comprend dès lors leur volonté de faire changer les choses, de réformer un pays qui laisse au tsar et à sa cour tout le pouvoir et toutes les richesses. Et puis, il faut bien s'opposer au père pour s'émanciper.
Mais alors qu'Ivan veut faire la révolution et s'engage dans un groupe secret de bolchéviks, Alexeï – auquel on prédit une future carrière de diplomate – veut abolir le tsar pour réformer en profondeur le pays et les institutions et le doter d'une constitution libérale.
Deux conceptions qui vont très vite devenir irréconciliables et pousser les deux frères l'un contre l'autre.
Quand éclate la Première guerre mondiale, Ivan défend les révolutionnaires qui entendent profiter du conflit pour faire triompher leurs idées, quitte à retourner leurs armes contre la classe dirigeante et Alexeï espère voir les élites montrer le chemin d'une démocratie apaisée.
Bien mieux que les livres d'histoire qui s'arrêtent tous à 1917, à la chute du tsar et à l'avènement de la Révolution menée par
Lénine,
Harold Cobert nous raconte ces années de trouble, ces moments où tour à tour les forces en présence progressent ou se voient soudain laminées au gré de circonstances que ni les uns, ni les autres ne maîtrisent vraiment. Après le coup d'État raté de Kornilkov, Kerenski se voit vainqueur, mais son pouvoir aussi s'étiole. «À l'image du soviet de Petrograd, désormais présidé par Trotski, les bolcheviks dominaient l'ensemble des soviets du pays, tant dans les grandes agglomérations que dans les campagnes. Les moujiks, lassés d'attendre les mesures agraires sans cesse repoussées dans l'expectative brumeuse de la convocation d'une Assemblée constituante, avaient pris leur destin en main. Ils avaient procédé au partage des terres, allant jusqu'à brûler les propriétés des maîtres récalcitrants et à assassiner sauvagement leurs anciens oppresseurs. Lorsque la nouvelle était parvenue sur les lignes de front, les conscrits, majoritairement d'origine paysanne, avaient commencé à déserter pour rentrer dans leur village natal et participer à ce mouvement.»
On imagine aisément la violence brutale, les exactions sanglantes, l'aveuglement idéologique d'un pays qui se rêvait en paradis du peuple libéré et se retrouve en enfer.
Un enfer qu'Ivan va mettre toute son énergie à construire, allant même jusqu'à tuer ses parents pour prouver qu'aucun aristocrate ou tenant de l'ancien régime ne se mettra désormais en travers de sa route. le voilà en totale adéquation avec Staline déclarant: «La mort résout tous les problèmes. Pas d'hommes, pas de problèmes.»
Avant d'ajouter «La mort d'un homme est une tragédie. La mort de millions d'hommes est une statistique. Et les tchékistes sont appelés à devenir les meilleurs statisticiens du monde.»
Harold Cobert, qui s'appuie sur une solide documentation, va nous entraîner dans cette Union des Républiques Socialistes Soviétiques qui va supprimer les libertés les unes après les autres, qui va asseoir un pouvoir dictatorial grandissant au fil des années.
Après avoir vainement tenté de résister à ce rouleau compresseur, Alexeï va être contraint à l'exil. Après avoir traversé un pays exsangue où «les paysages d'apocalypse et les charniers se succédaient les uns aux autres dans une monotonie funèbre. Partout, le même chapelet de villes et de villages fantômes, pillés, saccagés ou incendiés; partout les mêmes tableaux d'exécutions massives dont les dépouilles avaient été abandonnées en des tas de chairs putréfiées à même le sol ou dans des fosses hâtivement creusées et laissées à ciel ouvert; partout, la même litanie de corps mutilés, violés, éventrés, brûlés vifs», le voilà prêt à mener le combat depuis l'étranger, aux côtés d'autres russes blancs qui ont réussi à fuir.
En suivant les deux frères, l'auteur réussit un roman tout en nuances là où les manuels d'histoire écrits par les vainqueurs pour les vainqueurs en manquent cruellement. Si l'idéal révolutionnaire devait justifier les pires exactions, le combat antisoviétique et la chasse aux communistes ne s'est pas davantage accompagné de scrupules. Cette vaste fresque, qui nous conduira jusqu'aux années 1980, résonne aussi fortement avec l'actualité. Elle nous livre quelques clés pour comprendre ce que ce peuple russe a vécu, ce qui constitue cette âme qui ne peut accéder au bonheur et qui n'aura, de fait, jamais goûté à la liberté.
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