Sa folie, dont personne n'a vécu l'explosion d'aussi près que moi, a été, telle est ma conviction la plus profonde, une catastrophe qui l'a frappé de manière foudroyante. ... Il est impensable que Nietzsche ait été fou auparavant, quel qu'ait été son degré d'exaltation. Néanmoins, je ne saurais exprimer la moindre certitude sur ce point. J'en ai même parfois douté l'espace d'un instant, dans la mesure où, à différentes périodes de la maladie psychique de Nietzsche que j'ai pu observer, il y a eu des moments où je n'ai pas pu m'empêcher de penser qu'elle était feinte, ce qui était terrible.
Cette amitié, en vertu des conditions auxquelles elle était soumise en nous, ne s’est d’ailleurs avérée facile pour aucun de nous deux, alors même qu’elle s’était imposée très tôt à tous les deux et perdura pendant de nombreuses années, pour ne s’éteindre que sous la contrainte des circonstances. En ce qui concerne cette genèse, laborieuse à bien des égards, je sais évidemment ce qu’il m’a fallu « dépasser » dans l’attitude générale de Nietzsche, mais je sais aussi avec quelle fascination j’y suis toujours parvenu ; ainsi j’éprouvais presque toujours de façon quasi simultanée ce contraste blessant et l’attirance la plus profonde qui soit ; et les moments où s’imposait cette sensation aliénante de contraste furent chez moi si furtifs que l’amitié s’affirma comme le continuo de notre relation. Il faut dire qu’il ne m’arriva qu’à une seule reprise « d’élever » la voix contre Nietzsche et de lui témoigner mon mécontentement. Du reste, ici, où le paradoxe m’importe peu, je ne fais que rendre compte de mon expérience de la manière la plus simple en disant que notre amitié ne connut jamais d’ombre, quelles qu’aient pu être les entraves qu’elle rencontra.