(...) il est impossible de lire ce chant XXVI sans saisir d'une manière particulièrement frappante le rapport de filiation qui existe entre Dante et les poètes mystiques qui l'ont précédé. (...)
— Il serait facile de multiplier ces rapprochements, dont l'intérêt n'est pas un simple intérêt de curiosité : ils nous montrent à quel point Dante appartient à son époque, comment il a pu puiser beaucoup de ses inspirations dans l'air qui l'entourait, dans une atmosphère ardente et passionnée où il n'était pas seul à se mouvoir. Ses extases qui ne trouvent plus d'expressions, cette absorption complète de son être dans l'espèce de Nirvanah divin qu'est son paradis, où les âmes n'ont plus de formes, où seulement glissent des lumières dans la lumière éternelle, où se mélangent à des explosions passionnées d'Amour céleste des discussions ardues sur des points de dogme et des invectives contre les chefs indignés de l'Eglise et du monde, tout cela nous échappe, nous fuit, et, il faut bien le dire, nous paraît par moments monotones et fastidieux. On peut affirmer qu'il n'en était pas de même pour les contemporains : leur imagination suivait celle de Dante , lisait entre les mots, partageait ses extases et ses élans d'enthousiasme. Sûrement ils ont compris dans tous ses détails ce troisième cantique, dont quelques parties seulement nous sont accessibles. Entraînés dans le tourbillon inexprimé d'images, de lueurs, d'éblouissements par lesquels le poète essaie de traduire ses visions suprêmes du Christ, de la Vierge, de Dieu même, nous nous ressaisissons aux quelques vestiges de réalité qui surnagent encore dans cet océan d'infini et de surnaturel.
Chapitre VI
La Divine Comédie. Le Paradis
Complexe, comme nous l'avons vu, dans son but et dans sa portée, elle réfléchit à travers une inaccessible poésie l'état d'âme d'une des époques les plus attrayants de l'histoire. — On s'est plus souvent à saluer la Divine Comédie comme le premier en date des poèmes modernes, comme la première manifestation de l'esprit de la Renaissance. C'est là, croyons-nous, une erreur capitale : la Divine Comédie appartient d'un bout à l'autre au Moyen Âge. (...)
En philosophie, son guide est Aristote, le maître de la veille, qu'il
place au-dessus de Platon, le maître du lendemain. Il ne connaît pas mieux l'antiquité qu'on ne l'a connaissait autour de lui. Sa théologie ne s'écarte point de celle de saint Thomas d'Aquin et des Pères de l'Eglise. Non seulement il n'annonce en rien les réformateurs du XVIe siècle , mais il n'a aucune des hardiesses indépendantes des néo platoniciens du XV e . Ce ne sont point là, tant s'en faut, des reproches : cette harmonie entre Dante et son temps est peut-être bien la source de sa puissance.
Conclusion
A coup sûr, jamais poète n'a trouvé pour exprimer l'amour céleste et l'extase religieuse, une pareille richesse de mots et d'images ; jamais esprit humain n'a conçu un rêve de Paradis plus divin, plus merveilleux, plus spirituel. Mais est-ce cette spiritualité même qui nous échappe ? est-ce cette extase que nous ne pouvons partager ? ou faut-il admettre vraiment qu'arrivé à ce point de son ascension, le sublime poète ait faibli, ployé sous l'immensité du sujet ? Le fait est qu'il devient de plus en plus difficile de suivre le génie de Dante. Dans ces ciels supérieurs, le lecteur moderne perd pied à chaque instant ; heureusement qu'à chaque instant aussi il peut se ressaisir à de grandes beautés de détails.
Chapitre VI
La Divine Comédie. Le Paradis
«... Notre imagination, ou du moins notre parole, a un coloris trop cru . . . » Ce vers du chant XXlV nous semble une critique merveilleusement lucide de la dernière partie du poème ; ce n'est pas l'imagination qui faiblit : elle a vu, elle s'est représentée la vision céleste dans toute sa plénitude ; Mais les mots la trahissent ; les mots sont humains, ils ne peuvent exprimer que des admirations humaines des extases humaines; et l'imagination plane maintenant au-dessus de l'humanité, dans des régions vierges qui défient le langage.
Chapitre VI
La Divine Comédie. Le Paradis
Il n'y a aucune exagération à dire que Dante fut le grand éducateur du XIVe siècle : ceux même qui, comme Pétrarque, ne semblent guère le comprendre et l'admirent peu, subissent inconsciemment son influence, le suivent et l'imitent.
Conclusion