« - Les lecteurs de fantasy s'en foutent de la métaphore, du message social. Ils veulent de la magie, des dragons, des sortilèges. Ils veulent échapper à la réalité. Ils n'en veulent même pas sous forme de métaphore… Par contre, il y a plein de lecteurs, comme ceux qui fréquentent les librairies indés et lisent des articles de journaux branchouilles, ces soi-disant « intellectuels » qui refusent la fantasy, sauf, justement, quand elle sert à véhiculer un message social, et là, les zombies sont parfaits. Allez, transforme-moi tout ça en zombies et on en reparle. de toute façon, les sorties de l'an prochain sont déjà toutes programmées. Peut-être dans un an ou deux, faut voir… D'autant qu'en ce moment, les batailles sociales qui intéressent le public des librairies sont celles qui portent sur l'identité de genre ou sur l'environnement… et nous, c'est ce public qu'on doit viser, vu que les ouvriers ne voudront pas mettre dix-huit euros dans une BD. »
(pp.99-101)
Quand Mirco, un ouvrier qui dessine dans son temps libre des récits graphiques de fantasy, apporte son nouveau manuscrit à son éditeur, il reçoit ainsi une désagréable leçon de réalisme commercial, l'engageant à abandonner un message trop directement politique, au profit d'une histoire empreinte de magie ou hantée par les zombies. Car qui veut encore, dans nos sociétés, entendre parler de « conscience de classe », de cette solidarité qui unissait la classe ouvrière, assurait la puissance de ses luttes et conférait force et dignité à ses membres ?
le scénario d'
Emiliano Pagani, qui met en scène cette évolution, montre des ouvriers, en lutte contre une menace de fermeture et de délocalisation, aux portes de leur usine. Derrière l'action collective, chacun pourtant mène sa propre barque. Un couple, en phase de rupture, se chamaille sur la question de garder ou non le bébé qui s'annonce, un père découvre que son fils peut préférer se rendre à une manifestation de soutien à des migrants en passe d'être expulsés, plutôt que de participer au piquet de grève des syndicats. le fossé s'est creusé entre les générations, l'individualisme prévaut, quand chacun s'obnubile des messages portés par les voix ou l'écran de son téléphone plutôt que d'entamer l'échange avec son voisin… Donnant une vraie personnalité à chaque acteur de ce drame social, le récit est illustré avec talent par Vicenzo Bizzarri, mélangeant le trait précis des silhouettes aux ombres sombres du décor, comme pour mieux souligner la tragique déchéance des projets communs. Et si les pires « ennemis du peuple », c'était parfois ce peuple lui-même, réduit à un agrégat d'individus aux intérêts divergents?