NO LIVES MATTER
L'impressionnante (et quelque peu effrayante, à vrai dire) vague de publications lovecraftiennes ou para-lovecraftiennes-truc de ces dernières années a pu emprunter bien des avatars, mais un sans doute attire plus particulièrement l'attention : la relecture critique de l'oeuvre du gentleman (eh ?) de Providence, à l'aune d'une Amérique (notamment) qui change, espérons-le, mais n'a en tout cas longtemps pas assez changé. de fait, l'accent mis sur les côtés les plus déplaisants du personnage – son racisme et son antisémitisme au premier chef, on parle aussi de sexisme et d'homophobie même si ces questions appellent peut-être des réponses davantage nuancées –, maintenant que sa biographie est plus assurée et que les silences gênés de certains de ses anciens éditeurs ne sont plus de mise, a assez logiquement débouché sur des textes, peut-on encore parler de pastiches, qui inscrivent/révèlent (peut-être avec des guillemets ?) dans le corpus lovecraftien même les hantises, les phobies, les haines, les absences de l'auteur, qui n'en manquait certes pas. Ceci avec plus ou moins de pertinence, et plus ou moins d'intérêt – car l'idée critique, aussi solidement étayée soit-elle par les faits les plus affligeants de la biographie ou de la bibliographie de Lovecraft, et pertinente à maints égard, ne suffit pas forcément à faire un bon récit, si elle peut suffire à faire un bon pamphlet.
Assez récemment, je vous avais ainsi causé de la Quête onirique de Vellitt Boe, de Kij Johnson, qui, à l'heure de #MeToo entre autres, féminisait (et diversifiait ?) une oeuvre lovecraftienne cruellement lacunaire, et c'est peu dire, en matière de personnages féminins, en adoptant le prisme des Contrées du Rêve et en le dépouillant au passage d'une certaine immaturité fondamentale. Cependant, je n'avais pas été vraiment convaincu : un bon personnage et un propos juste n'avaient pas suffi à m'emballer, car j'avais bien trop le sentiment d'une autrice oubliant de raconter quelque chose derrière son message.
Le même éditeur, le Bélial', a récidivé plus récemment, mais dans le cadre de sa belle collection « Une heure-lumière » cette fois, avec La Ballade de Black Tom, novella de Victore LaValle (dont c'est le premier texte traduit en France, sauf erreur) bardée de prix, qui revisite la (mauvaise) nouvelle « Horreur à Red Hook » à l'heure entre autres du mouvement Black Lives Matter ; c'est un fait, le rêve de Martin Luther King ne s'est pas exactement réalisé, et il y a encore bien du boulot – je laisse Mr Ice-T vous expliquer tout cela, ici, là, et encore ailleurs. Victor LaValle, auteur afro-américain, revient ainsi sur une nouvelle de Lovecraft notoirement raciste, en adoptant le point de vue des Noirs (mais pas seulement). En ce sens, la démarche me paraît assez proche de celle de Kij Johnson – mais, à mes yeux, le résultat est cette fois bien plus convaincant, et le livre, orné comme d'hab' d'une belle couverture d'Aurélien Police (woop-woop !) (…) (pardon) (mais y a un lien) (si si) (voyez plus haut) (aheum), le livre disais-je est cette fois tout à fait recommandable et même bien plus que ça sans doute. Penchons-nous donc sur ce texte très intéressant, dédié « à H.P. Lovecraft, avec tous mes sentiments contradictoires ».
THE RACISM AT RED HOOK
Mais il nous faut donc partir de la nouvelle de Lovecraft « Horreur à Red Hook » – dont la (re)lecture est fortement recommandée avant ou pendant ou après la lecture de la novella de Victor LaValle : celle-ci n'est pas à proprement parler « incompréhensible » sans cela, mais, le jeu littéraire étant affiché sans la moindre ambiguïté, la méconnaissance du texte source risque de faire passer à côté d'un certain nombre de choses d'un intérêt non négligeable.
Écrite les 1er et 2 août 1925, « Horreur à Red Hook » est publiée dans le numéro de janvier 1927 de Weird Tales. Et c'est une période charnière pour Lovecraft – dont le mariage improbable avec Sonia Greene prend vite l'eau, tandis que son séjour à New York, de merveilleux, devient cauchemardesque, et tout cela n'est probablement pas pour rien dans le tournant que connaît parallèlement la production littéraire de Lovecraft, avec une nouvelle écrite un an seulement après « Horreur à Red Hook », mais autrement réussie : « L'Appel de Cthulhu », qui inaugure la phase la plus enthousiasmante du corpus lovecraftien. À l'époque, si je ne m'abuse (je crois qu'il y en a quelques exemples dans A Weird Writer in Our Midst), « Horreur à Red Hook » s'attire quelques louanges dans « The Eyrie », le courrier des lecteurs du fameux pulp, mais Lovecraft lui-même ne se faisait guère d'illusions sur ce texte, qu'il jugeait lui-même « pas très bon », et la critique ultérieure a été unanime à ce propos, et plus vigoureuse ; de fait, ce texte est atrocement mauvais…
Il a pourtant sa célébrité. On en a fait « la nouvelle la plus raciste de Lovecraft ». Elle est assurément raciste, horriblement raciste ; cependant, si cette réputation fait sens dans le cadre de la novella de Victor LaValle (qui n'a certes pas choisi son sujet au hasard), je ne suis pas certain qu'elle soit vraiment très pertinente dans l'absolu. Déjà parce qu'il y a un certain nombre d'autres textes lovecraftiens horriblement racistes – même sans se livrer à un absurde concours de « la nouvelle la plus raciste » (et encore, je m'en tiens ici à la fiction – la poésie et les essais et la correspondance, je vous raconte même pas) ; on peut citer par exemple « La Rue » (un pamphlet d'une stupidité abyssale), ou la (ridicule, à ce stade) révision « La Chevelure de Méduse » (même s'il semblerait que, pour cette dernière, les torts soient partagés avec la « commanditaire », Zealia Bishop) ; probablement aussi « Arthur Jermyn », un chouia moins mineur… mais aussi des textes bien plus connus, lus et relus et à bon droit car brillants, tels « Le Cauchemar d'Innsmouth »… ou, oui, « L'Appel de Cthulhu ».
En fait, j'ai le sentiment que cette approche (encore une fois, en dehors du cadre spécifique de la novella de Victor LaValle) peut avoir quelque chose d'assez pernicieux, lié peut-être à une forme de puritanisme très américaine, s'offusquant parfois de la façade sans chercher vraiment dans le fond. « Horreur à Red Hook » a gagné cette réputation de « nouvelle la plus raciste de Lovecraft » parce qu'elle est ouvertement, frontalement raciste – l'auteur en pleine crise, à mesure que son séjour new-yorkais se prolonge, s'y livre notamment à une navrante litanie des maux d'ordre quasi médical imputés au melting-pot du quartier de Red Hook (associé à Brooklyn où il vivait), dans une nouvelle outrée, explicite, débordant de peur et de haine pour ces immigrés clandestins qui suintent dans les rues, une menace pour les « Norvégiens aux yeux bleus » (putain, Howard-chou, quand même...), avec dans leurs valises leurs rites impies et sanglants d'une antique et blasphématoire sorcellerie.
Mais, à tout prendre, « L'Appel de Cthulhu » ne raconte pas forcément autre chose (et à vrai dire beaucoup d'autres textes d'autres auteurs de la même époque) – simplement, enfin, non, pas si simplement, justement, Lovecraft a cette fois maquillé son propos en narrant une histoire bien plus inventive, de portée philosophique plus saisissante et c'est peu dire, et bénéficiant d'une construction admirable, parfaite, l'ensemble constituant un vrai chef-d'oeuvre. Mais si le racisme de « L'Appel de Cthulhu » est moins « visible » (même si le repérer ne demande pas exactement un effort considérable – dès la première page, c'est assez clair), il n'en est pas moins présent – et c'est bien pourquoi, dans le registre des relectures contemporaines, les idées de certains me navrent, qui s'affichent simplement désireux d'expurger cette nouvelle en particulier de tel ou tel mot qui fait tache à l'occasion (ce « mot en N... » qu'il ne faut plus prononcer aux États-Unis, même pour dénoncer le racisme) ; mes excuses, mais même en rayant tous les vilains mots de cette nouvelle, elle demeurera raciste – géniale, mais raciste. On peut refuser de la lire si l'on y tient, ne pas aimer voire détester Lovecraft en raison de son racisme est ma foi une raison tout à fait valable de ne pas l'aimer voire de le détester et ses écrits avec, mais, clairement, ce n'est pas un petit retouchage cosmétique qui en changera la portée.
Or la relation entre les deux nouvelles (rédigées avec seulement un an d'écart, donc) me paraît instructive. « Horreur à Red Hook », j'en suis persuadé, a quelque chose d'un brouillon de « L'Appel de Cthulhu ». Seulement, prise isolément, même en mettant à part la question du racisme (ce qui n'est certes pas évident), c'est une mauvaise, une très mauvaise nouvelle. Tout le contraire, pour le coup, de « L'Appel de Cthulhu ».
Victor LaValle n'a donc pas choisi son texte source au hasard : dans le contexte de la gestation de sa propre novella, la réputation de « Horreur à Red Hook » est une motivation plus que suffisante, et parfaitement pertinente. En outre, comme Alan Moore, par exemple, qui a su s'en inspirer avec talent dans Neonomicon puis Providence, Victor LaValle en dérive très intelligemment un texte tout à fait réussi, dans sa portée critique comme dans sa dimension narrative.
HARLEM, RED HOOK – MALONE, SUYDAM, BLACK TOM
Quelques mots, tout de même, de « l'histoire » dans « Horreur à Red Hook » ; ce qui ira assez vite, parce que la nouvelle pèche clairement sous cet angle, et Lovecraft lui-même en était semble-t-il très conscient. À vrai dire, au-delà des éructations racistes et xénophobes qui fondent le propos, le texte m'a toujours fait l'impression d'un auteur vraiment pas à l'aise avec ce qu'il écrit – le personnage même du « héros », Thomas F. Malone, un policier (ça va vraiment pas, Howie-chou ?!?), en est très vite une éclatante démonstration… Et Victor LaValle y a trouvé un élément très important de son propre récit (comme, dans un autre registre, Alan Moore dans Providence, qui y associe une dimension homo-érotique totalement absente de l'orignal, mais qui sonne parfaitement juste).
Ledit Thomas F. Malone, que l'on découvre en bien sale état au début de la nouvelle (comme souvent chez Lovecraft, le temps de la narration n'est pas celui des événements, et on commence en gros par la fin), a été amené à enquêter dans le quartier de Red Hook, un îlot de Brooklyn particulièrement cosmopolite (horreur glauque), sur les activités d'un certain Robert Suydam – un Blanc de bonne famille, et d'un bon quartier, que sa famille suppose être devenu fou, puisqu'il fricote avec des « Syriens » et compagnie. L'enquête amènera Malone à découvrir l'existence d'une sorte de culte souterrain en forme de conspiration globale de l'étranger toujours corrompu par une sorcellerie millénaire ; et ça se finira mal pour tout le monde.
Clairement, cette histoire est d'une pauvreté affligeante. Lovecraft voulait vitupérer contre les vilains étrangers (même en leur conférant un Blanc pour patron, faut pas déconner non plus), mais, en dehors de cette navrante note d'intention, son scénario est erratique et terne, avec des éléments surnaturels tristement convenus et sans âme – un mariage bizarre (dont Victor LaValle se débarrasse à bon droit), des souterrains glauques propices à l'immigration clandestine comme aux messes forcément noires, une résurrection chelou (un thème dont il était particulièrement friand)… Mais, au fond, tout cela ne va nulle part.
Victor LaValle, lui, va quelque part – et il sait où, et il sait comment y aller. Que « Horreur à Red Hook » soit une mauvaise nouvelle n'est au fond pas un problème pour lui, même si je n'irais pas jusqu'à prétendre que c'est un avantage pour autant. Son histoire est paradoxalement épurée en adoptant un champ plus large (même si le nom n'apparaît que tardivement dans la nouvelle, le culte de Robert Suydam est clairement associé au culte de Cthulhu dans La Ballade de Black Tom), car elle ne s'égare pas – il y a des trajectoires bien définies.
Cependant, pour qu'elles fassent sens, il lui faut deux choses : un cadre, et des personnages. le cadre, et l'ambiance, font partie des éléments assurant la pertinence et la qualité de la Ballade de Black Tom. À vrai dire, ils sont probablement plus que cela, car ils constituent la première accroche de la novella : dès les premières pages, Victor LaValle accomplit un travail admirable. Harlem sonne juste (« sonne », oui, car la musique est omniprésente, blues très prégnant, jazz qui s'annonce), en sachant éviter le pittoresque pour toucher à quelque chose de bien plus fondamentalement humain – Red Hook aussi, si les quartiers des Blancs sont plus intimidants et secrets, quand nous les parcourons, un peu nerveux, en compagnie de Black Tom. Et tous ces personnages que nous croisons sont comme une revanche sur le texte de Lovecraft : ces immigrés basanés, ces Syriens, etc., qui n'étaient jamais autre chose que des menaces barbares chez Lovecraft, se révèlent pour ce qu'ils sont évidemment – des êtres humains. Lovecraft, dans une fameuse et navrante diatribe, reprochait à tous « ces gens-là » de « ne pas rêver ». Pouvait-il écrire pire sottise ? Bien sûr qu'ils rêvent, et Black Tom comme les autres ! Pour autant, en traitant de ce thème, Victor LaValle ne produit en rien un réquisitoire – ça n'en est tout simplement pas la peine.
La vie, chez ces personnages au fond de la scène, prend des connotations peut-être différentes quand on se penche sur les personnages principaux, mais sans rupture de ton pour autant. Les personnages, on le sait, ne sont pas exactement le fort de Lovecraft, et dans « Horreur à Red Hook », c'est particulièrement flagrant. Victor LaValle devait faire mieux, pour réussir son pari. Mais Suydam ? On peut se contenter de le laisser tel quel – d'une certaine manière, le vieux bonhomme n'en est que plus ridicule, sans que la novella ne vire le moins du monde à la parodie pour autant. Ceci, parce que Suydam est de toute façon un personnage finalement assez secondaire ici – ce qui compte, ce sont deux personnages qui sont amenés à interagir avec lui, et qui sont successivement nos personnages points de vue ; car la novella se scinde en deux parties, chronologiques – la première est centrée sur celui qui n'est pas encore Black Tom, mais simplement Charles Thomas Tester, apport de Victor LaValle, tandis que la seconde est centrée sur Thomas F. Malone.
Ce dernier est incomparablement mieux caractérisé dans la novella de Victor LaValle que dans la nouvelle de Lovecraft. Là où le gentleman de Providence s'empêtrait, avec son « policier mais rêveur », LaValle a campé un personnage pas forcément détestable dans l'absolu, mais qui sidère de par son absence totale d'empathie ; il n'est pas véritablement maléfique, mais il semble dans l'impossibilité la plus totale d'envisager le monde au prisme des sentiments – c'est comme s'il n'en avait pas lui-même, et ne pouvait même pas comprendre que d'autre
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