Une septologie en une seule phrase et une infinité de virgules…
Avant l'attribution du prix Nobel de littérature cette année 2023 à
Jon Fosse, cet auteur m'était totalement inconnu. Comme chaque année j'ai pesté – quoi, toujours pas le Nobel pour le portugais Lobo Antunes ?? – et puis, curieuse, j'ai pris le seul livre disponible de cet auteur chez mon libraire préféré qui m'a avertie : ce n'est pas une lecture facile. Et moi de rétorquer que les lectures ardues, les expériences de littérature, c'était précisément ce que je préférais, j'en veux pour preuve les flux de pensée antunesques, les soliloques faulknériens ou encore les errances beckettiennes que je lis comme certains dégustent des friandises. Avec délectation. Autant le dire franchement, j'ai trouvé un nouvel os à ronger en termes de monologues,
Jon Fosse m'a conduit vers une nouvelle expérience insolite que j'ai trouvée plus ardue encore que les deux premiers maîtres mentionnés. Il ne surpasse pas
Beckett cependant.
Jon Fosse m'a étonnée, sa singularité m'a fascinée, et c'est bien ce que je recherche, entre autres, lorsque je découvre un nouvel auteur qui plus est primé par le prestigieux Nobel. Certes, après avoir terminé ces 400 pages étonnantes, j'ai le mal de mer, certes je me suis posée mille et une questions restées sans réponse, certes parfois il m'a franchement exaspérée, mais bon sang l'empreinte laissée par cette écriture va rester ancrée longtemps en moi. Ce livre, je le sais, sera inoubliable.
Donc, si nous résumons, la bande des soliloqueurs facétieux s'agrandit : j'ajoute désormais le norvégien Fosse au portugais Antunes, à l'irlandais
Beckett et à l'américain
Faulkner. Il appartient lui aussi en effet à ce genre d'auteurs exigeants, ardus, qu'il faut prendre le temps d'approcher, avec lesquels il s'agit de se familiariser pour comprendre l'univers, qu'il est nécessaire de lire à voix haute par moment. Ce genre d'auteurs qui ne connaissent pas la ponctuation, une phrase faisant tout un chapitre, voire tout un livre (c'est le cas ici, il n'y a pas de point). Et nous sommes comme branchés directement au cerveau de l'écrivain, les pensées sont retransmises comme elles s'écoulent, fleuve indomptable et intime. Si Antunes a certaines obsessions se traduisant par des bouts de phrase répétées à l'envi, obsessions portées sur l'avant et après dictature salazarienne, ou encore les horreurs vécues durant la guerre en Angola, Fosse, lui, a une écriture influencée par les deux arts qu'il semble apprécier : la peinture et le théâtre. Et ses obsessions portent davantage sur le temps qui passe, la notion de beauté dans les arts, et la présence incertaine de Dieu. A la moiteur maritime coloniale et sanglante de l'un répond le froid glacial scandinave de l'autre. A l'Histoire impactant la petite histoire omniprésente chez Antunes, l'intime et la quête identitaire sont préférés chez Fosse.
Avant de raconter l'histoire, soulignons que l'écriture de
Jon Fosse est fortement influencée par la peinture et le théâtre. le héros est peintre dans le livre et
Jon Fosse lui-même est le dramaturge le plus connu de Norvège et le plus joué en Europe. C'est important pour tenter de comprendre une façon d'écrire qui pourrait rebuter le lecteur qui passerait alors à côté du merveilleux que nous offre l'auteur norvégien. En effet, dans ce livre, le héros, enfin le héros et l'anti-héros, j'y reviendrai après, sont des peintres. L'écriture est imprégnée d'une part par ce qu'ils voient, notamment les jeux de lumière et d'ombres. Certaines descriptions sont ainsi serties par de subtils dégradés de couleurs. L'acte de peindre est libérateur pour le héros car cela lui permet de mettre sur toile certains plans fixes obsédants et ainsi de « dé-peindre » les images, souvenirs en plans fixes, de s'en libérer en quelque sorte. Il m'est d'avis que la vision du peintre, qui en peignant ne cesse de relever la tête pour capter peu à peu tous les détails, explique par moment des passages entiers envahis d'un coup par une multitude de « et » alourdissant considérablement le texte. Cela ne peut pas être un souci de traduction. Cela reste mon analyse, peut-être ai-je tort, c'est comme ça que je m'explique des pages comme celle-ci :
« …et il se lève, et il met un pied devant l'autre, et il remarque qu'il tremble de tous ses membres, et il pense qu'il doit aller à la cuisine, qu'il doit se trouver un petit quelque chose à boire, et il va à la cuisine, et il ouvre le bouchon de la bouteille posée à côté d'un verre sur la table de la cuisine, et il soulève la bouteille des deux mains, et il enfonce le goulot dans le verre, et il arrive à se servir d'eau de vie… ».
De même, les dialogues sont hallucinants car envahis par les « il dit » et « je dis » à chaque bout de phrase prononcé, rendant leur lecture pénible et quasi absurde. Je pense que l'auteur y voit des scènes de théâtre permettant ainsi de visualiser le face à face et de renforcer le côté miroir des échanges entre humains qui sont très rares.
A moins que ces deux éléments répétitifs s'expliquent par le fait que le livre soit écrit en « néo-norvégien », une variation du norvégien propre aux régions rurales du pays.
Voilà pour les côtés sans doute pénibles du livre. Les « et » et les « il dit » incessants par moment. J'ai tenté d'en trouver des explications. Si on accepte ces passages, la langue de Fosse est hypnotique et musicale, un rythme lent qui se cale sur celui des flocons de neige. Il faut avancer, malgré mes alertes, et alors des images hypnotiques vont émerger. Celles des routes de campagne sous la neige, celle d'une aire de jeux où deux amoureux se cachent sous un long manteau noir alors que la neige les recouvre, celle d'une maison au bord d'un fjord, celle de nuits blanches illuminées par la neige…Et des prénoms telles des variations d'un même prénom : Asle, Ales, Asleik, Alida…
Quant à l'histoire et l'interprétation que nous pouvons en faire, c'est une merveille. Car l'histoire est fascinante et source de multiples interprétations, et le charme qui se dégage du livre est bien réel. Alors, de quoi parle ce livre ?
Nous suivons Asle en cette fin d'année. Il est peintre, veuf, et vit seul dans une maison sur la côte sud-ouest de la Norvège, dans un village reclus nommé Dylgja. Sa vie est simple et assez solitaire. Il n'a que deux amis : son voisin Asleik, pêcheur traditionnel et Beyer son galeriste qui vit dans la grande ville d'à côté, Bjorgvin. Dans cette grande ville, vit également un autre homme du nom de Asle comme lui, qui est peintre comme lui, qui porte un grand manteau noir et une sacoche en cuir marron comme lui, cheveux blancs ramenés en chignon comme lui (et comme l'auteur d'ailleurs, je lisais en imaginant deux
Jon Fosse jumeaux…allez voir le portrait de l'auteur, il a une présence charismatique, l'imaginer dans le livre a rendu le texte plus percutant)… Sauf que ce second peintre est alcoolique au point d'y perdre la santé. Une version alcoolique et urbaine de lui-même. Ce second Asle est en quelque sorte ce que le premier Asle aurait pu devenir s'il n'avait pas arrêté l'alcool des années auparavant. Asle « voit » son double même lorsqu'ils sont éloignés, mu par un sentiment de culpabilité omniprésent : « et je roule toujours vers le nord, dans le noir, et je vois Asle assis dans son canapé, et il regarde quelque chose et il ne regarde pas quelque chose, et il tremble, il frissonne, il tremble tout le temps, il frissonne tout le temps, et il est habillé exactement comme je suis habillé ». Dans la nuit du lundi, il le trouvera étendu dans la neige, le conduira à l'hôpital, dormira à l'hôtel puis repartira le lendemain chez lui avec le chien du malade. Asle a réussi, contrairement à son double, à trouver la lumière dans l'art, l'abstinence, la foi. Cette recherche de lumière se retrouve à maintes reprises dans le roman et surtout dans les tableaux d'Asle envahis d'ombres lumineuses. Une esthétique du contraste qui rejoint sa vision du monde empreinte de dualités.
« et il pose une main sur ses cheveux, mais il pose sa main sans lui toucher les cheveux, et ils s'enlacent, et ils s'étreignent, blottis l'un contre l'autre, et il pose la main sur les cheveux, et il se met à caresser ses longs cheveux foncés, de haut en bas, et elle pose sa tête sur son épaule, et je vois qu'ils restent comme ça, dans cette position, sans bouger, et ils ressemblent à une nouvelle image, à l'une de ces images que je n'oublierai jamais, à une image que je vais peindre, je vais les peindre et les dé-peindre, je vais les peindre et les dé-peindre dans cette position, je pense, car on a l'impression qu'une lumière sort d'eux quand ils sont dans cette position, enlacés, blottis l'un contre l'autre, comme s'ils ne formaient plus qu'un, dans cette position on a l'impression qu'ils ne forment plus qu'un, oui, blottis l'un contre l'autre pendant que la nuit tombe, pendant que l'obscurité tombe sur eux comme de la neige, l'obscurité tombe comme une chute de flocons mais une obscurité qui n'en demeure pas moins inentamée, non comme des pans d'obscurité mais comme une obscurité floconneuse, neigeuse, et plus cette obscurité s'épaissit plus la lumière jaillit, oui, une espèce de lumière sort d'eux, je le vois, et même si on ne voit pas la lumière on la voit quand même, car la lumière peut aussi sortir des gens, surtout de l'oeil, et surtout par des étincelles, sous la forme d'une invisible lumière étincelante, mais d'eux sort une silencieuse lumière régulière, qui reste la même et ne change pas, comme si blottis l'un contre l'autre dans cette position ils étaient une seule et même lumière... ».
Cette histoire est-elle réelle ? N'est-elle qu'imaginaire, un fantasme ? le peintre sobre se questionne-t-il sur ce qu'il aurait pu devenir ? N'est-il pas en train de prendre soin de la part abandonnée de lui-même, part dont il a honte mais envers laquelle il reste fidèle malgré tout ? Cette part abandonnée, ce possible évité, ne fait-il pas partie de lui ? Pourquoi nous sommes ce que nous sommes ? Ne sommes-nous pas constitués de tous nos possibles ?
J'ai particulièrement aimé le regard de Asle sur lui à différents moments de sa vie, des Asle plus jeunes qui passent tels des fantômes, exploration incarnée de l'écoulement du temps. Il lui suffit de regarder un endroit et les images du passé surgissent au point de le voir jeune, de découvrir des poses aimés qu'il souhaite peindre pour les « dé-peindre » et tenter ainsi ne pas se dissoudre dans les images qui l'obsèdent tout en rendant ces poses universelles. Réussir à faire de l'expérience personnelle quelque chose d'universel. Ce regard-là est fascinant.
Les réflexions sur la beauté en art sont également très intéressantes. Est beau ce qui est reconnu beau par le plus grand nombre ? Ou bien l'artiste doit-il s'affranchir de ce que pensent les autres et dans ce cas est beau ce qui fonde sa singularité basée sur son intimité ? Lorsque Asle reproduit à l'identique, dans sa jeunesse, des maisons, des paysages et qu'il est adulé pour cela, lui se trouve médiocre. Seules ses croix, deux bandes de couleurs d'épaisseur variable, un trait violet croisant un trait marron pour former une croix en diagonale, trouvent grâce à ses yeux désormais, ce que les autres, notamment son voisin, trouvent incompréhensibles. Un totem, l'entrelacement des deux couleurs étant le reflet des dualités présentes dans le texte. le violet couleur de la spiritualité et le marron celui de la fange…je m'égare sans doute.
L'autre nom réunit les deux premiers tomes de d'une septologie de près de mille pages, septologie écrite en une seule phrase (c'est fou, oui). Il est traversé par une façon unique d'écrire que certains nomment déjà du nom d'un nouveau courant littéraire : « le réalisme mystique ». Je ne connaissais que
Karl Ove Knausgaard,
Knut Hamsun et
Roy Jacobsen comme auteurs norvégiens. Celui qui est devenu un phénomène littéraire récemment en Norvège est Knausgaard, et le moins que l'on puisse dire, c'est que ces deux auteurs sont très différents. Knausgaard se base sur l'autofiction pour écrire ses livres,
Jon Fosse est à l'opposé de toute forme d'autofiction puisqu'il écrit sans temporalité, sans ponctuation, sans rapport direct à sa vie (mais on retrouve du
Jon Fosse dans le héros), et que tout est métaphorique et soumis à multiples interprétations. le seul objectif de Fosse est de faire émerger de l'obscurité toute la lumière, comme le peintre Asle, tout en étant conscient des zones d'ombres qui nous sont constitutives. Un coup de maitre qui se mérite !