J'ai été déçu par cet ouvrage, car je le trouve très réducteur, simpliste dans son analyse et sa conclusion. le grand sociologue est victime, selon moi, des biais qu'il dénonce.
Cela démarre pourtant plutôt bien, puisque dans une démonstration convaincante, selon
Gérald Bronner, les êtres humains ont peu changé depuis Homo Sapiens, ils sont gouvernés par le sexe, la violence et la peur. L'auteur explique ensuite que les réseaux sociaux permettent de fluidifier l'offre et la demande et ont ainsi permis la dérégulation du marché cognitif (plus d'intermédiaire ou de « gatekeepers » obligatoire). Les humains sont gratifiés par les outils numériques et répondent plus favorablement aux messages qui véhiculent de la négativité. Selon les mots de
Bronner, « l'offre anticipe la demande » (p270). Les médias traditionnels (TV et presse généraliste) fonctionnent aussi sur ce principe.
Suivant son raisonnement, l'analyse de
Bronner expliquant le succès des réseaux sociaux est tout à fait pertinente. Ce qui est problématique c'est d'abord l'aspect réducteur de l'analyse. Pourquoi ne s'intéresser qu'au cerveau des individus alors qu'on aurait pu également, par exemple, analyser les comportements humains sur les réseaux sociaux au moins par catégorie sociale.
Bronner semble dire – sans les nommer vraiment - que ce sont les couches populaires qui font un usage frénétique des friandises digitales. Il ne leur reproche pas puisque leur cerveau est programmé ainsi. Bref on aurait attendu d'un sociologue un vrai travail pour savoir dans quel cadre les gens sont plus captifs aux réseaux sociaux que d'autres : qui consulte et partage quoi. Car l'auteur dit bien que l'on peut « résister ». Oui mais comment ? Cela n'est pas suffisamment expliqué, c'est seulement dans la conclusion qu'il parle de la promotion de l'égalité des chances.
Le second problème du livre, est que l'auteur ne cherche pas à désigner de responsables. Selon la vision de
Bronner – et de son père spirituel le sociologue
Raymond Boudon -, l'individu est libre, il n'y a pas de déterminismes sociaux, chacun peut donc consulter ce qui l'intéresse. Si l'on suit le raisonnement de
Bronner si l'individu ne consulte pas de contenus appropriés, s'il croit aux fake news ou aux thèses complotistes, implicitement c'est qu'il n'est pas suffisamment formé ou éduqué. La notion d'expert revient souvent dans l'ouvrage. le fait que n'importe qui puisse poster des contenus pose donc problème puisque n'importe quoi peut être publié sans vérification, ce qui était beaucoup moins le cas avant l'apparition des médias sur internet. Les responsables ne sont donc pas les fournisseurs de contenus, GAFAM ou autre Big Tech, ni leurs algorithmes délétères. Pourtant ces algorithmes ne sont pas calibrés pour répondre à nos véritables intérêts (comment les connaîtraient-ils vraiment ?), mais pour que l'on reste un maximum de temps sur les réseaux sociaux, selon nos goûts supposés, mais surtout dans un objectif de maximisation des revenues publicitaires.
L'État n'est pas davantage responsable selon
Bronner, même s'il parle dans sa conclusion d'un meilleur encadrement, il ne souhaite absolument pas de mesures liberticides. Sous ce mot fort il ne souhaite pas d'entrave au développement et à l'innovation (même délétère comme c'est le cas) des plateformes, mais prône plutôt l'émancipation des individus. C'est donc une vision néo-libérale que propose
Bronner, du laisser faire, avec une grande croyance au progrès, à l'IA, à la technologie et aux voyages interplanétaires.
La rationalité revient souvent chez lui et on retrouve cette opposition nature – humanité. La politique a peu de place dans l'ouvrage, pourtant de plus en plus les GAFAM sont sommés de donner des explications aux gouvernements du fait des excès de leur modèle hégémonique transnational à l'audience incomparable. Exemple d'excès : assaut du Capitole sous Trump, paradis fiscaux et optimisation des revenues des sociétés, pages complotistes et fakenews surreprésentés par le biais des algorithmes et des bulles de filtres... La vrai question aurait donc été de s'attaquer à la source de ces excès et de savoir comment limiter la propagation des contenus problématiques (souvenons nous, la peur et la violence font vendre…).
Dans l'ouvrage de
David Chavalarias,
Toxic Data (2022) j'ai trouvé davantage de réponses, les thématiques sont proches de l'ouvrage de
Bronner, cette fois, appliquées à la démocratie et à la politique sur les réseaux sociaux.
Une précision à propos du titre « apocalypse cognitif »,
Gérald Bronner prend soin de l'expliquer au milieu du livre (p190), l'apocalypse désignant au niveau étymologique une révélation. J'ai été heureux de l'apprendre ce qui a changé légèrement mon regard sur le titre de l'ouvrage et son contenu en général. C'est donc davantage une révélation sur le fonctionnement de notre cerveau dont
Bronner veut nous parler qu'une apocalypse – au sens actuel - de notre humanité lié à l'usage des réseaux sociaux. On l'aura compris
Bronner exècre – à raison - les prophètes dont notre époque est remplie. Il prend soin de préciser que son livre sera attaqué sans même avoir été lu c'est pourquoi il fait cette précision au milieu de son ouvrage en gageant qu'il sera incompris et critiqué par des gens qui n'auront pas lu l'ouvrage. Il s'en amuse. J'aurais trouvé moins condescendant de la part de l'auteur qu'il explicite son titre dès l'introduction pour savoir exactement de quoi retournait l'ouvrage. le titre est donc trompeur et ne correspond donc pas ce à quoi on peut s'attendre en lisant le livre (sauf si on a lu un résumé ou si l'on connaît d'avance l'étymologie de ce mot).
Je me suis reconnu dans la catégorie d'individu que l'auteur appel « l'homme dénaturé », c'est à dire dans ceux qui pensent que les problèmes ne viennent pas seulement des individus mais de causes extérieures (« système », capitalisme, GAFAM, algorithmes etc). Dans cette catégorie l'auteur intègre rien de moins que des gens comme Bourdieu,
Guy Debord, Marx, Chomsky, mais aussi les écologistes... Selon moi, l'individu à sa part de responsabilité, mais la politique a aussi la sienne. Sans État, pas d'école publique. C'est à l'État de protéger les plus fragiles mais aussi de les éduquer correctement. Ce serait aussi le rôle des États de limiter les excès des GAFAM dont le rôle transnational contribue largement à la mondialisation et à ses dérives.
Concernant l'analyse qu'il fait de l'autre catégorie, les « néo-populistes », concernant l'usage des réseaux sociaux, je suis entièrement d'accord. Les populistes scandent leur démagogie sur les réseaux sociaux pour arriver à leur fin, en utilisant, dans leur intérêt, l'audience et les biais de ces plateformes.
L'auteur, qui se situe lui même dans la catégorie des « rationnels » (comme il le dit « entre le marteau et l'enclume ») propose dans sa conclusion une nouvelle éditorialisation du monde, de nouveaux récits, l'idée est salutaire mais il n'est pas parvenu à me convaincre au vu de ses propositions. Comment favoriser des contenus plus qualitatifs si on est en concurrence avec des géants numériques que les politiques peinent à encadrer, limiter voir à démanteler ?
C'est un livre qui avait une grande ambition au départ, nous révéler d'où provient le cambriolage de notre attention. A force de réduction et de biais dans son analyse il y répond très partiellement, sans proposer de solutions ni de responsables en dehors de l'individu lui-même. L'auteur reproche les biais d'autres auteurs ainsi que le « cherry picking », pourtant tout le long de l'ouvrage c'est ce qu'il fait, il nous oriente vers une direction et choisi les études – de nombreux auteurs sont cités, dans des disciplines variées, mathématicien, anthropologue, sociologue... - selon où il veut arriver. Dommage car cela démarrait plutôt bien, d'où ma déception.
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