L'Influenceur

Lisa dévorait tous les genres littéraires:... Pourquoi se contenter d’une seule vie quand on peut en vivre un millier par procuration ?

Les réseaux sociaux, c'est l'amour bidon mais la haine authentique.

On lui en avait parlé, pendant sa discussion au Quai d'Orsay.
Ce n'était pas une légende. Les influenceurs n'étaient pas qu'une nouvelle profession à réguler par de nouvelles lois, ils étaient aussi des citoyens comme tout le monde, qu'il fallait protéger, et parfois d'eux-mêmes. Certains n'étaient pas très subtils. Ils étalaient leur réussite, leur richesse, communiquaient leurs habitudes et leurs horaires, laissant parfois leurs adresses personnelles disponibles pour n'importe qui, des livreurs de repas par exemple. Durant sa conversation avec les flics, Ash avait eu la confirmation que plusieurs d'entre eux avaient eu des ennuis. Pas seulement les événements habituels comme un cambriolage ou une altercation. Mais des mésaventures plus étranges : un enfant qui s'étouffe, un pneu qui crève au mauvais moment, une maison qui prend feu sans raison...

Ma mère me disait de ne pas frimer auprès de mes copines en racontant que j'allais étudier la médecine à Paris sinon je risquais de m'attirer la malchance.

Au début, elle avait cru que sa communauté ne changerait pas son existence. Grosse erreur. Elle y était devenue rapidement accro, comme à la pire des drogues. Elle communiquait avec elle à toute heure du jour et de la nuit, déclenchant des lives sous n'importe quel prétexte.

De tous les facteurs d'influence, expliqua Caine, la réciprocité est le plus puissant. Cela signifie que lorsqu'on vous donne quelque chose, votre premier réflexe est de le rendre. Complimentez quelqu'un, il finira par avoir envie de vous rendre service, parce qu'il ne peut pas s'en empêcher. C'est comme ça qu'on gravit les marches.

Quand Lisa souffrait, quand elle était triste, et même quand elle prenait physiquement des coups, elle ne trichait pas. Elle était apparue en story avec son œil au beurre noir et sa tête gonflée sans le moindre filtre. Pas étonnant qu'autant de personnes la suivent. C'était une fille atypique, incroyablement proche, comme une copine qui aurait habité sur le palier d'en face et toqué chaque jour à votre porte pour se confier à vous. On avait tous envie d'être son meilleur ami.

Car elle n'est pas tombée du balcon par imprudence. Elle n'a pas commis l'erreur stupide de se prendre en photo trop près du bord, ces selfies débiles entraînent à l'heure actuelle une mort par semaine dans le monde, trois cent soixante-dix-neuf depuis 2008, chiffre officiel, elle l'a vu dans un reportage.

Lisa dévorait tous les genres littéraires : classiques, littérature blanche, romances, polars, science-fiction, philosophie, même les récits d'anthropologues. Pourquoi se contenter d'une seule vie quand on peut en vivre un millier par procuration ?

À une époque où Karl ne passait pas son temps à boire, il avait gravé une phrase sur une belle plaque en chêne, au couteau, et l'avait offerte à Lisa pour son anniversaire. La plaque était toujours accrochée au mur. Le texte disait :
«Je n'ai jamais eu de chagrin qu'une heure de lecture n'ait dissipé. »
La citation était de Montesquieu. Une affirmation un peu surfaite, selon Lisa - quand vous êtes vraiment malheureux, quel bouquin vous remonte le moral en une heure ? -, mais ça ne faisait pas de mal d'essayer.