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Critiques filtrées sur 4 étoiles  
Chostakovitch est un compositeur que j'apprécie et sa vie ne m'était pas inconnue. Allais-je donc lire un énième document à son sujet, je ne l'aurais pas fait si je n'avais reçu ce livre...
Disons d'emblée qu'après lecture, j'ai été ravi de ce cadeau !

Il ne s'agit pas à proprement parlé d'une biographie mais plutôt d'une version romancée de la vie réelle du compositeur car Julian Barnes s'attache surtout aux réflexions et pensées de Dimitri Chostakovitch, réflexions et pensées bien évidemment imaginées par l'auteur. Il en va de même pour les quelques dialogues du roman.

Le roman s'articule en trois parties :
- Sur le palier : nous sommes en 1936 et le compositeur attend là, près de l'ascenseur, ceux qui vont certainement l'arrêter pour ensuite soit le déporter soit l'éliminer... Alors qu'à 31 ans, sa renommée est grande, Joseph Staline est venu écouter son opéra Lady Macbeth de Mzensk et est sorti pendant sa représentation et le lendemain la Pravda dénonçait l'oeuvre “Du fatras en guise de musique “. S'ensuit un arrêt brutal de sa carrière, il tente d'obtenir des supports mais à cause de l'un d'eux il se voit convoqué à la KGB et réalise qu'il risque d'être arrêté Attendant cela sur le palier afin de préserver sa famille, le compositeur se remémore ses parents et sa jeunesse, ses débuts brillants. Par chance, son interrogateur est lui Même déchu et Chostakovitch survit.
- Dans l'avion : douze ans plus tard, Staline lui demande de représenter l'URSS au Congrès Culturel et Scientifique pour la paix dans le monde à New York, le régime profite de sa renommée et lui fait lire des discours auxquels il n'adhère pas. Lui faisant même attaquer son idole, Stravinsky.
- En voiture : à nouveau douze ans se sont écoulés, le petit père des peuples est mort, et Khrouchtchev lui a succédé. Plus d'exécutions mais le pouvoir est toujours aussi oppressant “Il savait qu'on allait le laisser vivre, et recevoir les meilleurs soins médicaux.Mais dans un sens, c'était pire. Parce qu'il est toujours possible d'avilir un peu plus les vivants. On ne peut en dire autant des morts.”: on le force à s'inscrire au parti et à prendre la direction de lUnion des compositeurs. On lui apporte des articles à publier dans la Pravda qu'il doit signer alors au'il ne les a pas écrits
Toutes ces parties sont relatées sous forme de pensées intérieures, les digressions, comme dans toute pensée, sont nombreuses et donnent au roman tout son relief.
Nous découvrons son caractère profondément pessimiste dans une URSS où l'optimisme le plus total est de rigueur, son aversion pour les occidentaux amoureux de son pays (Rolland, Shaw, Sartre) mais aussi contre les sympathisants des anti-communistes ”Ils veulent des martyrs”, sa passion pour la musique, ses subterfuges pour introduire dans sa musique ses pensées en déguisant la vérité, l'ironie “qui lui permet de préserver ce qui le plus de valeur, alors que le fracas du temps devient aussi fort”, le rôle que doit jouer l'art dans la société, ce ne sera pas ce que disait Lénine (l'art appartient au peuple” mais bien “l'art appartient à tout le monde et à personne. L'art appartient à celui qui le crée et à celui qui l'apprécie.”

Julian Barnes a une empathie certaine pour son personnage qui tente de garder un peu de respect envers lui-même, mais qui se sent de plus en plus lâche. Un homme est-il un lâche quand il doit faire des compromis pour sa propre sécurité et surtout celle de ses proches ? Barnes ne le condamne pas, même après avoir relaté certains faits odieux (ses condamnations de Stravinsky, Soljenitsyne et Sakharov).

Je terminerai par une dernière citation : “Ce qu'il espérait, c'était que la mort libérerait sa musique: la libèrerait de sa vie. le temps allait passer, et les musicologues auraient beau poursuivre leurs débats, son oeuvre commencerait à exister par elle-même.”

Son espoir s'est accompli !
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« L'art appartient au Peuple ». Cette phrase de Lénine aura pesé comme du plomb sur la vie et la musique de Chostakovitch.
Né en 1906 à Saint-Pétersbourg (ou Petrograd, ou Leningrad, ou, ironiquement, Saint-Leninsbourg), dans le milieu de « l'intelligentsia libérale de cette ville suspecte » (entendez : bourgeoise), le compositeur russe voit sa carrière éclore et se développer sous le régime soviétique, qui considère qu' « un compositeur était censé augmenter sa production comme un mineur de fond la sienne, et sa musique était censée réchauffer les coeurs comme le charbon du mineur réchauffait les corps ». Et donc la musique, comme les mines de charbon, les usines et tous les moyens de production, appartient au Peuple. Et le Peuple (entendez : le Petit Père des Peuples), qui est infaillible, a le droit d'exiger des compositeurs qu'ils produisent la musique que le Peuple veut entendre. Et le Peuple veut une musique optimiste. le Peuple veut donc un Chostakovitch optimiste. Autant dire une pure contradiction dans les termes, et une véritable torture pour ce dernier, pour qui « être russe, c'est être pessimiste ».
Ce roman biographique est découpé en trois parties, trois moments terriblement humiliants, lors desquels Chostakovitch dut s'écraser sous le poids du Pouvoir politique.
En 1936 d'abord, lorsque son opéra « Lady Mcbeth de Mzensk », qui triomphe dans le monde entier depuis deux ans, est joué au Bolchoï en présence de Staline. Celui-ci, qui n'y entend que cris perçants et grognements, quitte la salle avant la fin. le lendemain, l'oeuvre est descendue en flammes dans la Pravda, qui titre « Du fatras en guise de musique ». Pour Chostakovitch, désigné « Ennemi du Peuple », l'arrêt de mort est signé. Pendant des semaines de terreur, après une première « conversation avec le Pouvoir », il attendra son arrestation. Celle-ci, par une chance inouïe, n'arrivera pas, son interrogateur ayant lui-même été accusé de complot – et exécuté – quelques heures avant le deuxième « entretien ».
En 1948, alors que Chostakovitch, réhabilité après avoir « reconnu » s'être fourvoyé dans « Lady Mcbeth », est envoyé à New York avec une délégation soviétique à l'occasion du Congrès pour la Paix. Contraint de jouer les perroquets de Staline, il ânonne des discours de propagande qu'il n'a pas écrits, et est obligé de fustiger ce Traître à la Patrie qu'est Stravinsky, qu'il vénère pourtant depuis toujours.
En 1960, Staline est mort, mais le harcèlement sournois du Pouvoir continue. On lui « recommande » d'accepter la présidence de l'Union des Compositeurs d'URSS. Mais pour être digne de cet « honneur » insigne, Chostakovitch doit adhérer au Parti. Sous pression, il finira par le faire, la mort dans l'âme, des larmes de rage et d'impuissance dans les yeux.

La question centrale de ce roman, de la vie de Chostakovitch est : avait-il le choix ? Et quels choix avait-il ? Résister, jouer les héros et devenir un martyr du stalinisme ? Demander l'asile aux USA en 1948 ? Se suicider ? « Mais ces héros, ces martyrs, [...], ils ne mouraient pas seuls : beaucoup de leurs proches étaient éliminés en raison même de cet héroïsme. Et donc ce n'était pas simple, même quand c'était clair. Et bien sûr, l'intransigeante logique s'appliquait aussi dans le sens inverse : si vous sauviez votre peau, vous pouviez sauver aussi vos proches, ceux que vous aimiez. Et puisque vous auriez tout fait pour sauver ceux que vous aimiez, vous faisiez tout pour rester en vie. Et parce qu'il n'y avait pas le choix, il n'était pas possible non plus d'éviter la corruption morale ».
Chostakovitch sait qu'il n'est pas un héros. Il sait même qu'il est un lâche, mais il veut protéger sa famille. Alors il accepte les « remontrances bienveillantes » du Pouvoir mais écrit une musique ironique à double sens, accepte d'être vu comme une caution du Pouvoir et d'être cautionné par lui. Il fait profil bas mais son âme est rongée par une souffrance morale sans nom.
Aujourd'hui la musique de Chostakovitch a réussi à s'opposer au fracas de ce temps soviétique. C'est ce qu'il espérait : « ... que la mort libérerait sa musique : la libérerait de sa vie. le temps allait passer, et les musicologues auraient beau poursuivre leurs débats, son oeuvre commencerait à exister par elle-même. L'Histoire, comme la biographie, s'estomperait : peut-être qu'un jour le fascisme et le communisme ne seraient plus que des mots dans des livres scolaires. Et alors, si elle avait encore quelque valeur – et s'il y avait encore des oreilles pour entendre – sa musique serait ... juste de la musique ».
Au final, à qui l'art appartient-il ? « Ne pas pouvoir répondre était la réponse correcte. Parce que la musique, en définitive, appartient à la musique ».

Ce roman, qui rend parfaitement compte de la pression, du harcèlement, de la terreur distillés par le régime soviétique, est magistral. Comme dans les partitions des grands compositeurs où pas une note, une nuance, un accord, un silence n'est laissé au hasard, chaque mot est ici pesé, réfléchi, aucune phrase, aucune virgule n'est superflue ou gratuite, tout a du sens. Constitué de fragments plus ou moins longs, le roman est cependant très fluide. Il peut sembler répétitif, revenant en cercles concentriques de plus en plus serrés sur les événements, mais ce procédé traduit bien l'état d'esprit d'un Chostakovitch à la fois ironique et tourmenté jusqu'à la moelle, ruminant jusqu'à sa mort la justesse de ses choix. Même si on sent son empathie, l'auteur, qui fait preuve d'une grande finesse psychologique et politique, ne juge pas Chostakovitch et laisse ouverte la question impossible : qu'aurions-nous fait à sa place ?

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Chostakovitch n'est pas un compositeur que j'ai l'habitude d'écouter. Je ne connaissais que la valse n°2 entendue dans un spot publicitaire.

Quand je suis tombée par hasard sur ce livre dans une bouquinerie, j'ai pensé que ce serait l'occasion de le découvrir et d'élargir ma playlist classique.

Julian Barnes nous offre ici un aperçu de la vie entière de Chostakovitch. Enfin, pas tout à fait puisqu'il s'agit d'une biographie fictive. Comme l'auteur l'a souligné à la fin (en citant ses sources) : «la vérité était une chose difficile à trouver, et plus encore à affirmer dans la Russie de Staline. »

Quoi qu'il en soit, il a été facile d'imaginer ce qu'a pu être le quotidien des compositeurs sous Staline : « l'action du pouvoir sur l'art, les limites du courage et de l'endurance, les exigences parfois intolérables de l'intégrité personnelle et de la conscience. » (A. Preston)

L'auteur revient souvent à l'opéra « Lady MacBeth du district de Mtsenzsk » (1934) basé sur le roman de Nikolaï Leskov (1865), lui-même basé – bien évidemment – sur le texte de Shakespeare. Celui-ci à fortement déplu à Staline qui a assisté à une représentation en 1936. Un éditorial dans la Pravda plus tard… sa musique était condamnée par le Parti.

Un excellent roman, même si j'ai parfois été déstabilisée par les aller-retours dans la chronologie.

Tout au long de ma lecture, j'ai écouté cette compilation en 9 CD
https://bit.ly/3B8Uvb3

Je terminerai en disant que j'ai beaucoup aimé l'écriture de Barnes et il n'est pas impossible que je lise d'autres livres cet auteur. En attendant, je vais enchaîner directement avec le texte de Leskov.




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« Cette première nuit près de l'ascenseur, il avait décidé de ne pas fumer. Il y avait trois paquets de Kazbeki dans sa mallette et il en aurait besoin quand viendrait le moment de son interrogatoire. Et, si cela devait suivre, pendant sa détention. Il s'était tenu à sa décision les deux premières nuits. Et puis ça lui était venu soudain à l'esprit : et s'ils confisquaient ses cigarettes dès qu'il serait dans la Grande Maison ? Ou, s'il n'y avait pas d'interrogatoire, ou seulement la plus brève procédure ? Peut-être qu'ils poseraient une feuille de papier devant lui et lui ordonneraient de la signer et ……. Son esprit n'alla pas plus loin. Mais, dans tous les cas, ses cigarettes seraient perdues. Et donc, il ne voyait aucune raison de ne pas fumer. Et donc, il fumait ».
Cet homme près de l'ascenseur, c'est Dmitri Dmitrievich Chostakovitch. Il attend d'être arrêté. Il s'installe sur le palier chaque nuit – c'est la nuit qu'ils viennent - afin d'éviter à son épouse et sa fille l'insoutenable scène de son arrestation par quelques miliciens méprisants. C'est la période des Grandes Purges, où les exécutions, d'une ampleur sans précédent, pour des raisons réelles ou imaginaires, n'ont de cesse de maintenir le peuple dans une frayeur constante, une angoisse profonde.
Qu'a-t-il fait ? Il a composé un opéra, remportant un succès immense tant en Union Soviétique que dans le monde entier ! Lady Macbeth de Mzensk ! Mais voilà, Staline décide de se rendre au théâtre du Bolchoï ! Pourquoi le Pouvoir s'était-il tourné vers la musique et vers lui alors que ce Pouvoir s'était toujours intéressé davantage aux mots qu'aux notes ? Staline, accompagné de Jdanov et de Mikoïan, va détester son opéra. Ils partiront au milieu de la représentation. Un article assassin paraîtra dans la Pravda sous les directives du Pouvoir où sa musique sera comparée à du FATRAS EN GUISE DE MUSIQUE : « une oeuvre titillant le goût perverti des bourgeois avec sa musique agitée, névrotique ». Cette oeuvre attendra plus de trente ans avant d'être de nouveau sur scène.
(Cela me rappelle l'art considéré par les nazis comme « dégénéré »).
A partir de ce dramatique épisode, Julian Barnes va emporter le lecteur dans un récit glaçant, dans une tragédie humaine qui va se dérouler en trois moments clés de la vie de Dmitri Dmitrievitch Chostakovitch, chaque chapitre commençant par cette phrase « Tout ce qu'il savait c'est que ceci était le pire moment ».
Chostakovitch sera considéré par le Pouvoir comme » récupérable » et de ce fait, il va bénéficier d'un tuteur politique qui va le rééduquer en la personne du Camarade Trochine ! le Pouvoir ne le lâchera pas beaucoup. La plume efficace de Julian Barnes amène le lecteur à assister, avec effroi, à la destruction psychologique de Chosta.
Sous l'effet des mécanismes mis en place par le Pouvoir afin d'avoir une emprise diabolique sur les individus, la propagande, la peur, l'humiliation, la nécessité de protéger femme et enfants, la censure, la torture, la déportation, Chostakovitch ne pourra échapper à l'Histoire de l'Union Soviétique et sera plongé dans une véritable tourmente psychologique : collaborer puis la honte de collaborer. Il sera parjure à lui-même, lui qui était apolitique. Ainsi, Staline aura réussi à le détruire.
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Un grand texte littéraire, admirablement écrit, et d'une fluidité remarquable.

Julian Barnes retranscrit, sans jugement aucun, un destin, celui de Dmitri Chostakovitch, compositeur russe, qui alors qu'il est âgé d'une trentaine d'années se retrouve confronté à la bêtise humaine, et doit faire face au régime totalitaire stalinien, celui-là même qui façonnait les âmes humaines. Il assiste, en 1936, impuissant à la censure de son oeuvre, alors qu'elle était jusque là saluée notamment à l'étranger et qu'il flirtait avec le succès. Il échappe par chance à la mort, son bourreau ayant été fusillé entre temps. Il vivra alors comme temps d'autres, terrorisé, dans la peur de se voir arrêté et fusillé.

«Parce que, si la tyrannie peut être paranoïde, elle n'est pas forcément stupide. Si elle était stupide, elle ne survivrait pas ; de même que, si elle avait des principes, elle ne survivrait pas. La tyrannie comprenait comment certaines parties – les parties faibles – de la plupart des gens fonctionnaient.»

Et à ce moment là, que faire ? Collaborer et sauver sa peau et celle de sa famille ? Ou risquer la fonctionnelle balle dans la nuque ? Dmitri Chostakovitch collaborera, dénoncera, se pliera à la norme stalinienne...et vivra, mais à quel prix. La culpabilité, la honte le rongeront toute sa vie, une vie de lâche, dit-il lui-même, condamné à se débattre dans le chaos de son époque.

«Mais il n'était pas facile d'être un lâche. Etre un héros était bien plus facile qu'être un lâche. Pour être un héros, il suffisait d'être courageux un instant – quand vous dégainiez, lanciez la bombe, actionniez le détonateur, mettiez fin aux jours du tyran, et aux vôtres aussi. Mais être un lâche, c'était s'embarquer dans une carrière qui durait toute une vie. Vous ne pouviez jamais vous détendre. Vous deviez anticiper la prochaine fois qu'il vous faudrait vous trouver des excuses, tergiverser, courber l'échine, vous refamiliariser avec le goût des bottes et l'état de votre propre âme déchue et abjecte. Etre un lâche demandait de l'obstination, de la persistance, un refus de changer – qui en faisaient, dans un sens, une sorte de courage. Il sourit intérieurement et alluma une autre cigarette. Les plaisirs de l'ironie ne l'avaient pas encore abandonné.»

Un sujet sensible, évoqué avec humour et élégance qui élèvent indéniablement cette bouleversante et tragique histoire au rang de mémorable. L'auteur nous pousse à la réflexion. Qu'aurais-je fait à sa place ? Qu'auriez-vous fait ? En reposant "L'Art de perdre" d'Alice Zeniter ou encore "La fête au bouc" de Mario Vargas Llosa, cette même question me taraudait. Avaient-ils vraiment le choix ? Avaient-ils les armes, les outils [dont nous bénéficions aujourd'hui] pour lutter ?

Une biographie passionnante, une ode à la musique, un livre poignant, important.

«C'était l'ultime et incontestable ironie de sa vie : qu'en le laissant vivre, ils l'avaient tué.»
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« Il lisait donc que sa musique « cancanait et grognait », que sa nature « nerveuse, convulsive et spasmodique » dérivait du jazz, qu'elle remplaçait le chant par des « cris perçants ». Cet opéra avait manifestement été composé pour plaire aux « dégénérés », qui avaient perdu tout « goût sain » pour la musique, préférant « un flot sonore confus ». Quant au livret, il se concentrait délibérément sur les parties les plus sordides du récit de Leskov ; le résultat était « grossier, primitif et vulgaire ».

C'est de l'opéra de Dimitri Chostakovitch, « Lady Macbeth de Mtsenk » qu'il est question dans cet extrait d'un article réellement paru à Moscou le 28 janvier 1936, dans la Pravda. Cet article aura des conséquences dramatiques pour un compositeur qui jusque là avait plutôt la faveur du pouvoir en place.

Chostakovitch, dont nous sommes dans les pensées dans ce passionnant et érudit roman, disait que c'était Staline en personne qui avait écrit et fait publier cette condamnation. le compositeur s'attend alors à être arrêté de nuit et à disparaître, comme de nombreuses autres personnes dans cette époque de purges. le premier chapitre se situe alors qu'il a décidé de se tenir prêt à l'arrestation sur le palier de son appartement. Il y passe toutes ses nuits.

Dans le second chapitre on est en 1949. Staline est encore en place. Chostakovitch a réussi à survivre en faisant profil bas et en donnant des gages au pouvoir, ce qu'il fera toute sa vie, il faut bien le reconnaître. Il est obligé d'aller aux Etats-Unis pour un congrès culturel de propagande et nous suivons ses pensées alors qu'il doit accepter d'être instrumentalisé.
Enfin, le dernier chapitre est plutôt centré sur ses dernières années.

J'aime l'écriture de Julian Barnes, que certains autres lecteurs estiment parfois trop poliment ennuyeuse. Dans ce roman, également en demi-teintes, il n'hésite pourtant pas à désarçonner par de multiples redites d'un chapitre à l'autre ; les mêmes anecdotes reviennent mais traitées chaque fois différemment. J'ai eu la sensation de lire une biographie un peu fantasque par endroits. Et j'ai franchement aimé ce livre. Qui m'a aussi donné envie de réécouter mon intégrale en CD des quatuors à corde de Chostakovitch par le Quatuor Borodine, réédition parue chez Melodya il y a une bonne quinzaine d'années. C'est ce que je préfère de ce compositeur.
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Le fracas du temps.
Fracassement des êtres, des consciences.
Temps du XXème.
Glas qui résonne.
Étrangeté de lecture en ces temps troubles.

Arts, politique, tout évolue en tragédie.
La musique au service du « Pouvoir », la délation, les jugements, la haine gratuite tuent l'artiste ou le soumettent.
La musique n'existe plus pour elle-même.

Julian Barnes, dans cette biographie romancée, nous emmène dans les tréfonds nauséeux de cette domination stalinienne où la vie est peu de chose et la musique soumise, un instrument de pouvoir.

Dmitri Chostakovitch (connu internationalement), comme un pantin humilié, se soumettra au risque de se perdre et d'en souffrir.
Comment oser être lorsqu'on aime son pays, lorsqu'on craint pour sa famille et soi-même?

Une longue descente aux enfers jusqu'au reniement de ce qu'il est pour continuer à vivre (avec aisance) et à composer.
Horreur dans le reniement des autres : Soljenitsyne, Sakkarov, Stravinsky…
Discours, articles dans la Pravda écrits par le parti et signés ou tenus par lui…
Toutes ces choses qui évoquent la lâcheté bien qu'il s'en défende par l'ironie, points développés par Julian Barnes.

Collaboration et honte sont fortement décrits notamment lorsqu'il signera son adhésion au parti du temps de Khrouchtchev.

Julian Barnes, avec empathie, soumet aux lecteurs de sombres moments d'Histoire.
L'attitude de Chostakovitch interpelle et froisse notre jugement d'occidental mais peut-on juger le positionnement de quelqu'un qui a la Russie chevillée au corps, la musique pour religion et qui a vécu dans la peur.


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Peurs, résistance, compromissions et lâcheté de l'un des meilleurs compositeurs russes sous le régime Stalinien, de Lénine à Nikita Khrouchtchev, contraint de plaire au pouvoir, écarté quand il ne plaisait plus.
Biographie d'un homme, qui au moment de la terreur stalinienne par peur de se faire arrêter devant sa famille, restait devant l'ascenseur de l'immeuble dans l'attente des hommes du NKVD il était "un homme qui comme des centaines d'autres dans la ville, attendait, nuit aprés nuit, qu'on vienne l'arrêter."
Cet homme est Dmitri Dmitrievitch Chostakovitch, célèbre musicien russe
Il avait écrit un opéra, qui avait déplu à Staline, un opéra "Lady Macbeth de Mzensk" qui n'était pas dans la ligne du Parti. Un parti qui dictait ce qui était bien, ce qui était souhaitable dans l'art et ce qui était banni. Alors, on lui demande de s'excuser, il est arrêté, interrogé à "La Grande Maison". D'autres seront exécutés de façon expéditive, y compris ceux qui l'ont interrogé ! Lui aura la vie sauve, et deviendra un pantin manipulé par le pouvoir, contraint de partir sous surveillance représenter l'URSS en Amérique, d'y lire des discours qu'il n'a pas écrit, contraires à ses pensées, contraint de lire des dénonciations d'autres musiciens, de signer à son retour, dans la Pravda, des articles anti-américains que Staline avait vraisemblablement rédigés . Ce sont quelques unes des compromissions qu'il dût accepter, afin que ses oeuvres puissent être jouées. Afin qu'il puisse vivre. Aucune menace, mais un climat oppressant, des menaces permanentes.
Contraint d'accepter de devenir un modèle, d'accepter de recevoir trois fois le Prix Lénine, et six fois le prix Staline. Il lui était impossible de refuser d'avaler ces couleuvres soviétiques. En sauvant sa peau il protégeait sa famille, permettait à ses oeuvres d'être jouées. Pas toutes cependant, son opéra resta longtemps interdit
Puis le tyran mourut, remplacé par Nikita Khrouchtchev...plus insidieux, moins dangereux; Chostakovitch est même envoyé, comme ambassadeur de son pays à l'occasion de manifestations à l'étranger. Jamais seul. On ne peut pas toujours refuser, et tôt ou tard, même contre son grè on ne peut refuser plus longtemps une proposition d'adhésion au parti...Un proposition qui vous cloue encore plus au silence.
Un livre aux multiples facettes qui se lit comme un roman;
Un livre ayant pour thème tout d'abord l'art et plus particulièrement la musique, ces compositeurs sous le joug stalinien et soviétique, devant respecter des normes, "L'art appartient au Peuple", Lenine l'a voulu alors "un compositeur était censé augmenter sa production de même un mineur de fond la sienne, et sa musique était censée réchauffer les coeurs comme le charbon du mineur leur réchauffait les corps. Les bureaucrates évaluaient la production musicale comme ils évaluaient d'autres catégories de production ; il y avait des normes établies et des déviations par rapport à ces normes." Mes connaissances dans le domaine musical sont très faibles, voire nulles et, si je sais apprécier un opéra, une symphonie, elles ne me permettent pas de le reconnaître ou d'en citer l'auteur,...je l'ai regretté car ce livre fait souvent état d'anecdotes relatives à ces grands musiciens russes, et je suis certain qu'un mélomane averti y trouvera une foule d'informations sur leur personnalité, leur histoire, les relations qu'ils entretenaient avec le pouvoir en place et L Histoire
Roman historique aussi sur la manipulation, le harcèlement dont le régime s'était fait une spécialité, manipulation et harcèlement également présentés dans "Le zéro et l'infini" d'Arthur Koestler... des spécialistes arrivant par la parole à "retourner" des hommes, à leur faire signer et accepter, en prenant le temps, insidieusement et sans menace, des prises de positions contraires à leur éthique, contraires à leur volonté première. Un système dont Julian Barnes démonte tous les rouages, des rouages qui ont imposé à Chostakovitch de critiquer les prises de position de Sartre, Bernard Shaw ou Picasso
Alors à partir de là, on se pose inévitablement la question de la lâcheté, de la bassesse. Comment ce pouvoir stalinien l'entretenait, comment ses sbires torturaient mentalement les hommes qu'ils avaient choisis pour en être les victimes, comment cette peur était utilisée pour et par le pouvoir. Comment un homme pouvait en avoir honte, et malgré tout poursuivre une vie dont il n'était plus maître ? il avait envisagé le suicide.
Un petit rien a bousculé la vie de Dmitri Dmitrievitch Chostakovitch que certains, à partir de cette date, considéreront comme indigne : Que se serait-il passé, quelle aurait été sa vie, si la loge de Staline n'avait pas été située le soir de la représentation de la première de l'opéra "Lady Macbeth de Mzensk", à une distance trop proche des bois et cuivres, si le Tyran indisposé par le bruit trop fort n'avait pas quitté la représentation? Si la Pravda n'avait pas titré : "Du fatras en guise de musique"...?
Un opéra considéré comme un chef d'oeuvre sous d'autres cieux


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Le fracas du temps de Julian Barnes raconte la vie d'un géant de la musique, Chostakovitch, artiste comme il aimait se présenter et compositeur, reconnu à l'étranger, et qui vécu en équilibre sur une corde en URSS, dans l'espoir improbable de trouver avec le régime un accord amiable ou aimable pour lui.

Cet accord introuvable, par dérision il le baptise l'accord parfait : " il est émis par trois verres de vodka pas très propres, et leur contenu est un son qui domine le fracas du temps et qui survivrait à toute chose. p196 "
 
Espoir impossible, il passera par tous les tracas qu'un citoyen lambda pourrait redouter, la disgrâce, l'angoisse, l'attente de la mort annoncée, la servitude, la honte, le reniement...

Julian Barnes empreinte à Chostakovitch l'ironie, l' ironie grinçante d'un violon, la pique sauvage de la flèche, l'humour qui au fil du temps devient lâcheté.
Vivre mais pourquoi vivre, il est plus facile de mourir, c'est l'affaire d'un instant, mais vivre ! "il était sincère, la mort était préférable à une terreur sans fin" p 144. Il ajoute "cela était leur victoire finale sur lui, au lieu de le tuer, ils l'avaient laisser vivre et en le laissant vivre il l'avait tué. " p 192 

Et la musique, dans cet univers soviétique, était devenu une épreuve : "Lénine trouvait la musique déprimante, Staline croyait comprendre et apprécier la musique, Khrouchtchev méprisait la musique... Quel est le pire pour un compositeur ?" P 129. Encore faut-il la composer pour être entendu, joué, la musique appartient à personne , ni au peuple ni au pouvoir, sa musique sera juste de la musique, c'était tout ce qu'un compositeur pouvait espérer.

" Nikita Khrouchtchev qui s'y connaissait autant en musique qu'un cochon en fenaison s'était laissé persuader d'inviter le célèbre exilé, Stravinsky, à revenir pour une visite, car ce sera un joli coup de propagande." p 147

Lucide sur ses revers, ses infortunes comme sur ses nombreuses distinctions, Chostakovitch pour protéger ses proches va boire sa lâcheté jusqu'à la lie, il va adhérer au parti, comme le condamné à mort hume sa dernière cigarette, pour rien, et avec perversité ils lui font signer des textes qui dénoncent des horreurs, comme la Vodka est bien utile au condamné Chostakovitch.

Julian Barnes va jouer de ces situations cocasses, et quand il décrit l'empire soviétique fait de multiples absurdités, pour réaliser une immense tragédie, son regard est autant tourné vers Poutine que vers Staline, les exécutions de masse en moins, ainsi le suggère les nouveaux serviteurs du régime.

Le récit commence avec "ces veillées nocturnes, près de l'ascenseur il n'était pas un cas unique d'autres dans toute la ville agissait de même, voulant épargner à ce qu'ils aimaient le spectacle de leur arrestation". P 63.
Julian Barnes termine sur l'accord parfait la Vodka devenant avec trois verres ce son idéal.

Cette biographie permet de toucher du doigt un homme exceptionnel tourné totalement sur la musique, survivant ironiquement à tout, échappant à la mort car le policier qui l'interroge est exécuté avant lui ! Devenant le dindon du régime, la caution ridicule qui lit de travers les discours officiels, joue la mascarade sans fin en échange d'un chauffeur inutile.

Une maestria dans l'art de l'humour, de l'ironie, de disséquer les faits, au 2ème ou au 3ème degré d'un ascenseur fantoche, c'est souvent drôle comme un goût de David Lodge.
A lire pour le plaisir, les musicologues, largement égratignés peuvent être déçus !

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Non, ceci n'est pas un roman, pas non plus vraiment une biographie de Chostakovitch, puisque Julian Barnes a pris le parti de mettre en avant trois temps forts de l'existence du compositeur, marqués par la peur, la honte et la couardise, ce qui lui enlève le respect de soi et imprime en lui, à tort ou à raison, la conscience de sa lâcheté.

"Il avait aussi appris des choses sur la destruction de l'âme humaine.... Une âme pouvait être détruite d'une de ces trois manières : par ce que les autres vous faisaient ; par ce que les autres vous contraignaient à vous faire à vous-même ; et par ce que vous choisissiez volontairement de vous faire à vous-même. Chaque méthode était suffisante, mais, si les trois étaient présentes, le résultat était imparable." p 227

En fait, et Julian Barnes le rend magnifiquement, l'existence de Dimitri Chostakovitch est tout entière plombée par l'aura maléfique du "petit père des peuples", le tyran sanguinaire Staline, que ce soit avant et également après sa mort, puisque même disparu, certains de ses séides ont continué d'entretenir l'état d'esprit en vigueur sous le régime stalinien.

Le principal propos de l'auteur est donc bien de montrer l'horreur et la déshumanisation de l'existence quotidienne sous l'impitoyable férule du régime soviétique, ceci illustré par les aléas de la vie du compositeur. Et Julian Barnes de réussir sa démonstration avec brio, en utilisant pour ce faire et de façon éclatée différents moments de la vie du compositeur.

Encensé au début de sa carrière, Chostakovitch connaît ses premiers déboires avec son opéra malédiction "lady Macbeth de Mzensk" sur lequel La Pravda titra "du fatras en guise de musique" écrivant que cette musique "cancanait et grognait". En effet le dieu Staline, de la loge gouvernementale, mal située juste au dessus des percussions qui jouaient fortissimo, avait été incommodé au point de quitter la représentation bien avant la fin.
Nikita Kroutchev, quant à lui, n'hésita pas à comparer la musique de Chostakovitch "à des croassements de corbeaux".

Dès lors, on ne peut qu'être admiratif de cet homme, qui malgré les tracasseries et les avanies qu'il a dû subir, assorties de la peur d'être arrêté, envoyé en camp, ou pire encore, a pu et su exprimer l'étendue de son talent.
"Qu'est-ce qui pourrait être opposé au fracas du temps ? Seulement cette musique qui est en nous - la musique de notre être- qui est transformée par certains en vraie musique. Laquelle, au fil des ans, si elle est assez forte et vraie et pure pour recouvrir le fracas du temps, devient le murmure de l'Histoire" p 172

L'auteur, hélas ne s'étend pas suffisamment, sur le travail de composition du musicien, parfois obligé d'écrire de la musique de circonstance sur commande et sans envie, de la mauvaise musique pour de mauvais films, selon son avis.

On reste donc cruellement sur sa faim et on se demande comment Chostakovitch a pu surmonter tous ses déboires et réussir à composer, outre les concertos et la musique de chambre, les 15 chefs d'oeuvre symphoniques qu'il a offert à la postérité dont plusieurs touchent au sublime et figurent au panthéon de l'art musical.
Ceci hélas reste un mystère à la lecture de cet ouvrage et c'est vraiment dommage !

"l'art appartient au peuple" disait Lénine. N'appartient-il pas plutôt à ceux capables de le produire et à ceux qui l'aiment ?

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