DANS LA VILLE - ÉLODIE FIABANE
J’aurais cru que le bénévolat attirait des gens charitables, croyants ou avec un tropisme de gauche. Bien que sensible à la pauvreté, le bénévolat auquel je participe est aveugle au sacré et à la politique, il est une recherche d’intensité.
Et je me vois déçue, j’espérais les aider, les réchauffer, me réchauffer à leur intensité, aux épreuves qu’ils ont traversées, à leur vie d’autant plus éprouvée qu’elle est éprouvante. Et je me cogne au flegme.
Le corps s’habitue à moins, moins de nourriture, moins de chaleur, moins d’hygiène. Le corps se fait tout petit, se fait à tout, puis il meurt.
La rue a sa propre force agissante sur les humains, et la rue, à force, modèle les corps, modèle les tempéraments. Elle produit une indifférence à la société maltraitante. Leur corps a basculé dans autre chose. Une hibernation psychologique. Une autre perception du temps, de la lumière, du bruit. Ils ressentent moins pour se protéger de la violence qui leur est faite. (pp.66-67, Flammarion)
Parfois ils acceptent un café par politesse, comme on prend un gâteau sec en visite chez grand mère. Alors s'ils avaient envie de piquer, ça me rassurerait. Ça me plairait même. Ce serait une envie. Une tension qui traverserait leur corps. Je ne sais pas si je serais à la hauteur de cet élan de vie, si je saurais les aider. Mais je saurais le voir.
Il y a presque autant de femmes que d'hommes à la rue. (...) Ce sont les statistiques des accueils d'urgence et de l'Insee, 40 % de femmes, 60 % d'hommes. (...) Souvent, les femmes à la rue s'invisibilisent. (...) La nuit, elles cherchent des cachettes pour échapper aux agressions, souvent dans des parkings ou sous des escaliers. Et le jour, elles vont aux bains-douches, elles se pomponnent. Occulter sa condition sociale est un processus physique : c'est cacher son corps à la ville, le laver, le maquiller, le parfumer, le déguiser. Invisibles. Parmi nous. Quelle peur, quelle honte, quel péril faut-il porter en soi pour vouloir cacher aux autres son existence ? (pp.36-37, Flammarion)
Hors maraude, je n’observe jamais la ville. Généralement, je vais du bureau au métro, du cinéma au bar, du supermarché à mon appart. Généralement je suis de passage. Le trottoir est transitoire, à peine un lieu, presque un moyen de transport. Alors je baisse les yeux, je marche vite, je choisis les voies les plues éclairées les plus fréquentées, j’écoute les pas qui me suivent pour identifier leur sexe et leurs intentions. Généralement je suis une femme.
Si tu as pas 1.000 balles de caution et 500 de loyer chaque mois, tu dors dehors. (...) La maladie soignée par Médecins du Monde est celle de la propriété. Ils dorment dehors et chopent des ulcères, des gangrènes, des parasites, des maladies exotiques comme l'éléphantiasis, et des maladies locales comme le cancer. (p.26, Flammarion)
C'est mon premier étonnement en maraude: les sans-domicile-fixe qu'on rencontre ont tous une adresse précise. Un coin de rue qu'ils habitent sans posséder. C'est leur adresse depuis des mois, parfois des années. Les sans-domicile-fixe sont fixes. (p.24, Flammarion)
Je verrais l’effet de structure qui l’oblige à accepter sa condition, à se raconter qu’il l’a choisie, à aimer la ville qui produit sa situation.