Citations de Édouard Louis (796)
On ne dit jamais fainéant pour nommer un patron qui reste toute la journée assis dans un bureau à donner des ordres aux autres.
Il aurait été logique que lui aussi se fasse traiter de pédé. Le crime n'est pas de faire, mais d'être. Et surtout d'avoir l'air.
On ne cesse de jouer des rôles mais il y a bien une vérité des masques .
Pourtant j'ignorais moi aussi les causes de ce que j'étais. J'étais dominé, assujetti par ces manières et je ne choisissais pas cette voix aigüe. Je ne choisissais ni ma démarche, les balancements de hanches de droite à gauche quand je me déplaçais, prononcés, trop prononcés, ni les cris stridents qui s'échappaient de mon corps, que je ne poussais pas mais qui s'échappaient littéralement de ma gorge quand j'étais surpris, ravi ou effrayé.
Quand, au Lycée, je vivrai seul en ville et que ma mère constatera l’absence de télévision chez moi elle pensera que je suis fou –le ton de sa voix évoquait bel et bien l’angoisse, la déstabilisation perceptible chez ceux qui se trouvent subitement confrontés à la folie : - Mais alors tu fous quoi de tes journées si t’as pas la télé ?
J'ai commencé à venir à la bibliothèque seulement parce que je n'avais pas d'amis dans la cour de l'école, pour me cacher, c'est aussi bête et anecdotique que ça. Et, ce que je crois, c'est que le contact prolongé avec cette femme plus âgée et cultivée a enclenché les prémisses d'une métamorphose dans ma manière d'être et ma manière de penser.
Ta vie prouve que nous ne sommes pas ce que nous faisons, mais qu’au contraire nous sommes ce que nous n’avons pas fait , parce que le monde, ou la société, nous en a empêchés.
Il y a ceux à qui la jeunesse est donnée et ceux qui ne peuvent que s’acharner à la voler.
Son mari reste toujours aussi mystérieusement silencieux et je m'interroge sur ce silence depuis qu'il est revenu. J'ai pensé quand elle a commencé de parler que c'était la fatigue consécutive à sa semaine de travail, ou sa timidité et son mutisme habituels - à moins que son mutisme et sa timidité habituels ne soient que la pointe acérée du rôle d'homme au village (l'homme étant associé à la rareté de la parole, du moins en présence d'une femme ou d'un enfant), et puis il y a aussi son métier, en lui-même, de conducteur de camions poids lourds pour une société commerciale, c'est-à-dire le métier de quelqu'un qui part depuis plus de dix ans sur les routes, seul, accoutumé à ne pas décoller les lèvres pendant cinq ou six jours de suite.
(p. 155)
Ma grand-mère, qui s’imaginait que posséder une maison, être propriétaire, comme disent les slogans publicitaires ou politiques, la ferait accéder à un statut social plus élevé, une vie plus agréable, se rendait compte que, depuis qu’elle l’était, rien n’avait changé, et peut-être même qu’au contraire tout s’était compliqué avec le prêt qu’elle avait dû faire et qu’elle devait rembourser.
Elle a froid mais elle ne peut plus payer ses livraisons de bois. Cet homme que mon père appelait le copain, qui livrait le bois avec un tracteur de petite taille, chargé de plusieurs stères de bois – avait arrêté de la livrer Parce que j’ai des enfants, vous comprenez madame, je peux plus vous livrer de bois si vous payer pas, j’ai des enfants à nourrir moi madame, j’ai une famille.
"Mais tu n'as pas peur d'être seul chez toi ?" Non je n'avais pas peur. Je n'arrivais pas à faire une phrase de plus de trois ou quatre mots. Je voulais être seul. J'ai répété encore une fois : "Non, je n'ai pas peur.
Car avant de m'insurger contre le monde de mon enfance, c'est le monde de mon enfance qui s'est insurgé contre moi.
Il fallait fuir. Mais d’abord, on ne pense pas spontanément à la fuite parce qu’on ignore qu'il existe un ailleurs. On ne sait pas que la fuite est une possibilité. On essaye dans un premier temps d’être comme les autres, et j’ai essayé d’être comme tout le monde.
Les émotions contiennent en elles-mêmes la possibilité de leur propre mutation, l'amour en jalousie, le ressentiment en haine, l'inquiétude en angoisse, le désir de vengeance en désir de revanche.
Est-ce que je suis condamné à toujours espérer une autre vie ?
Elle a acheté des romans d’amour dans les supermarchés. Elle ne voulait plus regarder la télé, elle qui l’avait regardée tous les jours pendant mon enfance. « La télé c’est vraiment con. »
Pourquoi pleurais-je sans cesse ? Pourquoi avais-je peur du noir ? Pourquoi, alors que j'étais un petit garçon, pourquoi n'en étais-je pas véritablement un? Surtout : pourquoi me comportais-je ainsi, les manières, les grands gestes avec les mains que je faisais quand je parlais, les intonations féminines, la voix aigüe. J'ignorais la genèse de ma différence et cette ignorance me blessait.
Les silences, au bout d'un moment, on oublie. ça n'a plus d'importance, c'est la vie.
La vie du père ou de la mère de Didier Eribon dans Retour à Reims, et tant d'autres vies, sont la preuve que nous ne sommes pas ce que nous faisons, mais qu'on contraire nous sommes ce que nous n'avons pas fait, parce que la société nous en a empêchés; à cause de notre place au monde; parce ce que Didier appelle les verdicts - femme, pauvre, noir, arabe, gay, trans, etc. - se sont abattus sur nous et nous ont rendu certaines expériences et certaines vies impossibles. Les individus ne sont pas définis par ce qu'ils ont fait mais par ce qu'ils n'ont pas fait, parce qu'ils n'ont pas pu le faire.
Edouard Louis présente Didier Eribon, Retour à Reims (Champs essais)
Les enfants des milieux les plus pauvres voient l’entrée à l’université comme une consécration, alors que les diplômes universitaires, surtout s’ils sont obtenus dans des petites villes, ont depuis longtemps perdu leur valeur.