https://www.laprocure.com/product/1557309/mekouar-zineb-souviens-toi-des-abeillesSouviens-toi des abeillesZineb Mekouar
Éditions Gallimard
« Zineb Mekouar nous emmène au Maroc, dans le Mont Atlas, dans un petit village. Ce n'est pas le paradis sur terre, mais presque. Mais qui a cette particularité d'être tout près d'un des plus vieux ruchers collectifs du monde. C'est l'histoire d'un petit garçon à qui son grand-père, apiculteur, apprend des traditions ancestrales. Ce petit garçon a une histoire familiale très forte. Il y a des secrets de famille. »
Marie-Joseph, libraire à La Procure de Paris
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Elle se souvenait de ce que lui disait sa grand-mère, pour apprendre, il suffit d’observer.
Tandis que l’homme marche sur ce sentier, vers sa maison, sa famille, tout se remet en place, et c’est charnel – la nuque redevient fière, la tête se tient droite, le front bien haut, le dos est droit lui aussi, et la peau reprend sa teinte cuivrée.
La femme a toujours aimé cette heure où tout se réveille, le vent, les arbres, les oiseaux, ce moment où même l’âne s’étire, tout sauf les hommes, c’est comme si elle se retrouvait gardienne de la terre.
Le vieil adage marocain a raison, parlons de tout sauf du roi, de la politique et de la religion.
En France, on parle pourtant de maghrébins comme si l’association allait de soi, comme si le tout était homogène, similaire. A chaque fois, elle hausse les épaules, agacée. Pourquoi n’apprend-on pas, ici, la difference entre la Maroc, l’Algérie et la Tunisie comme elle a appris, là-bas, les région françaises ?
Quand son grand-père raconte, il y a toujours un moment où sa voix change un peu, très légèrement mais assez pour qu’Anir le remarque. Elle devient plus grave, plus neutre aussi, et c’est comme si ce n’était plus Jeddi qui parlait, comme s’il n’était plus tout à fait seul à raconter son histoire, comme si à travers lui d’autres la racontaient, que la lignée n’avait plus de commencement ni de fin. Quand ce moment arrive, le regard du grand-père aussi change, les pupilles se dilatent et leur lumière s’en trouve renforcée ; alors le petit Anir est comme envoûté. Sans s’en rendre compte, il commence à murmurer, à répéter lui aussi, tout doucement et mot pour mot, les phrases qui sortent de cette voix et de ce regard à présent sans âge.
(p.31)
Le vieil homme remonte la trace de cette blessure ouverte, vers l’embranchement où elle n’a été que fissure, et avant cela craquelure, et avant cela mince interstice au niveau du sol. Là, il s’agenouille puis fait signe à Anir d’avancer, touche de l’index la fêlure, approche l’oreille : tu veux que je te confie un secret ? Anir acquiesce en suivant du regard chaque mouvement de Jeddi. L’eau. C’est le remède pour que les petites fissures ne se transforment pas en crevasses. Un instant, une ombre passe sur son regard, les dernières pluies remontent à l’année dernière, et puis une lumière : tu sais qu’il y a des mots, comme des talismans, qui guérissent? Anir écoute, une fourmi s’est détachée de la file et grimpe à présent sur ses sandales, ses jambes, l’enfant sent les picotements mais ne bouge pas, il ne veut pas déconcentrer Jeddi, parce que parfois il perd le fil de ce qu’il dit et on ne peut plus connaître la fin de l’histoire ; oui, des mots comme des talismans, que tu peux répéter mais pas trop fort, en remuant à peine les lèvres, dans un souffle, et alors des choses arrivent, ou au moins, à l’intérieur, tout s’apaise. Le grand-père s’arrête, ferme les yeux, et là, dans un murmure : « Ya-samad », c’est un mot-talisman. Si tu as soif et que tu le répètes plusieurs fois, tu auras l’impression que de l’eau se forme dans ta bouche, et ta soif sera étanchée. Alors, de temps en temps, pour aider les cicatrices de la terre, je me baisse vers ses fissures et lui murmure, à elle aussi, le mots-talisman, Ya-Samad, Ya-Samad.
(pp.44-45)
Autour de la ruche d’Anir, quelques cadavres. Jeddi ouvre délicatement le couvercle en palmier. C’est à chaque fois très dur, très dur de les voir comme ça ; de les prendre entre le pouce et l’index ; de toucher leurs ailes, si fines ; de ne plus entendre leur bourdonnement. C’est tout petit, une abeille, tout petit, ça ne devrait pas mourir pour une histoire de terre qui s’assèche, ça ne devrait pas mourir, une abeille ; c’est comme un enfant malade, une mère qui ne reconnaît plus son fils, ça ne devrait pas exister, ces choses-là ; des injustices comme celles-là, sur la terre, ça ne devrait pas exister, une abeille qui meurt, un enfant qui ne guérit pas, une mère aux yeux métalliques ; des injustices qui brisent tout à l’intérieur, qui nouent le ventre et nous laissent sans souffle. Impuissants. Comment expliquer cela à Anir ? Comment ?
(p.106)
L’obscurité est là. Les cris aussi. Des cris qui ne lui ressemblent pas, des convulsions qui effraient la mère, accélérant le rythme de ses pas dans cette pièce aux murs immenses. L’enfant est dans ses bras, bercé par cette mélodie qu’il aime pourtant, qui l’a tant de fois apaisé. Ses sanglots font dérailler la voix, d’ordinaire douce, en phase avec la respiration. Plus le nouveau-né se crispe, hurle, plus sa gorge à elle s’assèche ; le rythme s’affole et l’harmonie de la berceuse se brise sur les spasmes du garçon. Le temps se fige, c’est comme un orage qui ne passe pas, piégé dans cette pièce où l’air manque maintenant. Par vagues, les moments d’accalmie soulagent le petit corps qui alors se relâche. Les traits du visage se détendent et la mère essuie, une à une, les minuscules perles formées par les larmes, coincées entre les cils. Un instant, les pleurs s’estompent, laissant place à la voix qui reprend peut-être du courage puisque le son se fait plus juste. Le rythme est là, do, do, da ; grave, grave, aigu. Les paroles apparaissent :
Écoute ce chant,
Doux et chaud,
Comme le miel que font nos abeilles.
Je t’offre ces notes, le son de ma voix.
Te souviendras-tu que je chantais pour toi ?
Petite, au jeu de quelle-est-ta-couleur-préférée, elle répondait toujours vert. Aujourd’hui, Kenza déteste cette couleur, celle de son passeport, surtout dans les aéroports quand, au contrôle des frontières, il faut choisir sa file. À droite, les passeports français et européens. À gauche, le reste du monde. À droite, le rouge bordeaux. À gauche, le vert. À droite, la liberté d’aller presque où l’on veut. Elle en rêve. Pour cela, il faut être français et, dans cette vie, Paris serait enfin à elle. Les agents de la préfecture ne se permettraient plus de lui parler comme s’ils pouvaient la virer de la République d’un claquement de doigts.