Retrouvez l'écrivain Victor Remizov, auteur invité officiel du salon, sur Pavillon Russe.
#LivreParis2018
Un jour, un professeur lui avait demandé de faire un rapport détaillé sur le journalisme russe contemporain. Il avait passé la moitié de la nuit sur Internet avant de refuser de délivrer son exposé. À quelques rares exceptions près, le journalisme russe contemporain est une véritable infamie. On ne pouvait qu’en rire ou plaindre la pauvre Russie, ce qu’il voulait éviter. Il l’expliqua au professeur qui le comprit, disant qu’il respectait son point de vue et aurait fait la même chose à sa place.
Un grand téléviseur à écran plat assurait discrètement le fond sonore, peuplant la pièce de voix et de visages : différents présentateurs moscovites célèbres et contents d’eux y apparaissaient, en compagnie d’invités tout aussi satisfaits. Le bonheur et l’aisance coulaient de l’écran, il aurait fallu prévoir une bassine pour qu’ils n’inondent pas le sol.
Quoi qu’on dit, la télévision était l’unique moyen de fédérer un pays aussi immense !
La taïga était silencieuse. De petites paillettes voltigeaient dans l’air, tombant du ciel, de l’obscurité cosmique où tout allait certainement bien mieux que sur terre, puis se déposaient sur les rondins gris de l’isba.
La taïga était silencieuse. De petites paillettes voltigeaient dans l'air, tombant du ciel, de l'obscurité cosmique où tout allait certainement bien mieux que sur terre, puis se déposaient sur les rondins gris de l'isba. La lune se montra en entier au-dessus des montagnes, éclairant les pentes blanches où des masses de roches formaient des taches noires, les cimes environnantes se fondaient dans le ciel éclairci. Les mélèzes sur la clairière, les pins nains sur l'autre rive du ruisseau projetaient des ombres nettes sur la neige.
- T’as émigré ?
- Non, j’habite à Moscou, je suis en stage. Au Guardian, dit-il non sans fierté.
- On n’aime pas trop les Russes ici.
- C’est vrai ? Je n’ai pas remarqué.
- T’es en Angleterre… Ici, tu ne remarques rien, mais on peut le voir dans les journaux. Tu ne fréquentes pas les nouveaux Russes ?
- Non. Et pourquoi on ne les aime pas ?
- Regarde comment ils vivent, tu comprendras. Ils ne font rien, mais ils ont acheté la moitié de Londres.
- Beaucoup d’entre eux ont travaillé mais on leur a pris leur affaire… dit Alexeï pour les défendre.
- Qui leur a pris ? La mafia ?
Jack cligna des yeux.
- Oui, la mafia… Notre gouvernement est fondé sur des principes mafieux, ça explique tout. Mais beaucoup d’Écossais ont dû quitter leur pays eux aussi, non ?
- Les Écossais sont partis pour travailler, les Russes pour se reposer ! Il n’y a que de l’argent sale, chez vous ?
- Pourquoi tu dis ça ? dit Alexeï, vexé.
- Je ne sais pas, je demande…
Le matin, il se découvrit face au soleil levant et resta longtemps à le contempler. C’était sa façon de prier. Dans deux de ses isbas, il avait de vieilles icônes héritées de son grand-père, avec les visages à peine perceptibles de saint Nicolas le Thaumaturge et du Sauveur, mais il priait toujours ainsi, face au soleil levant.
C’était probablement parce que les ombles ne périssaient pas qu’ils n’avaient pas la même force vitale : ils étaient toujours moins nombreux que les saumons de mer. Trop craintifs, ils capitulaient là où ils auraient pu l’emporter, alors qu’une femelle de saumon pas très grosse n’hésitait pas à se jeter sur un banc d’ombles en défendant son nid et les mettait en fuite. Il s’agissait de deux philosophies différentes. Les uns vivaient et se protégeaient, mesquins, les autres se sacrifiaient, et cela les rendait forts.
En avançant en âge - il avait quarante-trois ans -, il s'était mis à apprécier de plus en plus cette vie solitaire au cœur de la taïga. Il était lui-même étonné : avec les années, bien des choses cessaient de l'intéresser et s'éloignaient en douceur, quittaient sa vie, mais cette attirance-là ne faisait que croître. Dans la forêt, il se sentait toujours bien. Mieux qu'ailleurs, avec qui que ce soit.
Un grand téléviseur à écran plat assurait discrètement le fond sonore, peuplant la pièce de voix et de visages : différents présentateurs moscovites célèbres et contents d’eux y apparaissaient, en compagnie d’invités tout aussi satisfaits. Le bonheur et l’aisance coulaient de l’écran, il aurait fallu prévoir une bassine pour qu’ils n’inondent pas le sol.
Quoi qu’on dît, la télévision était l’unique moyen de fédérer un pays aussi immense
De la mer, la route obliquait vers les montagnes, se perdant parmi les arbustes de la toundra. De petits lacs brillaient au soleil, les marécages exhibaient leur mousse fauve et rouge. Bientôt, le véhicule commença à monter en diagonale au milieu de mélèzes clairsemés tout rabougris.
Les vents soufflant de la mer mutilaient les arbres en les déformant bizarrement, en les tordant, en leur imprimant toutes sortes de formes qui ne réjouissaient l’œil de personne. Alexandre Mikhaïlovitch se demandait toujours à qui profitait le fait qu"un mélèze, tout svelte à l'origine, se transforme en une espèce de reptile à queue avec deux têtes.