"Tu sais que tu ne ressembles pas aux autres filles ?"
Elle a reniflé. "Aucune fille ne ressemble à une autre. Les filles, c'est pas un groupe homogène, tu sais."
Je déteste l'idée de savoir ça, maintenant : le sang ne reste pas longtemps chaud. Pour ça, il faut qu'il circule dans un corps.
Je sais quelque chose d'autre, aussi : les morts ne saignent pas. Sans les battements du coeur, le sang cesse de couler. Alors, quand j'ai lu les rapports sur ceux qui ont été retrouvés morts, je savais trop bien lesquels ont eu une mort lente, et lesquels sont partis vite.
Je dansais. C'est le meilleur moyen de ne plus penser à rien. Les yeux fermés, la tête rejetée en arrière. Tout laisser de côté.
En fait, on ignore à quel point on peut se sentir mal jusqu'à se retrouver à courir pour sauver sa peau pendant que votre sauveur tente de récupérer d'autres gens au péril de sa vie.
Personne n'a tenté de fuir. Nos esprits rêvaient de liberté, mais nos corps connaissaient le prix à payer. Aucun de nous n'irait plus vite qu'une balle.
Ce dont je me souviens très bien, c'est que les cris des gens changeaient entre le moment où ils craignaient de mourir et celui où ils mouraient.
Pourquoi leur dire que j'étais vivant alors que ça pouvait changer d'une minute à l'autre ? Les faux espoirs, c'est parfois pire que la peur.
J'aimerais avoir des souvenirs plus précis. Je voudrait vous décrire les corps que j'ai piétinés, les bras et les jambes que j'ai évités comme dans un jeu pourri de cour de récréation. J'aimerais... j'aimerais vous dire que je savais qu'ils étaient déjà morts, que je ne pouvais rien pour eux, mais c'est impossible. Parce que je n'en sais rien. Je ne sais pas si la mort les a emportés vite ou lentement, ni à quel point ils ont souffert.
Selon moi, il faudrait qu'on puisse savoir, mais je ne peux raconter que mon histoire. Je ne connais pas la leur.
- T'as pas de chez-toi ou quoi ?
- Si, mais la bouffe est meilleure, ici.
En revanche, ce que je veux, c'est que vous vous intéressiez à nous, et à ceux qui étaient là avec nous. Ceux qui n'ont pas eu autant de chance que nous.
Ce sont eux qui comptent. Tout ce que je peux vous dire sinon, c'est que rien ne justifie ce qui s'est passé. Que rien ne peut rendre ces actes pardonnables. Tout ça n'a aucun sens, et si vous êtes des gens sensés, alors vous ne pourrez jamais les comprendre. Moi, je ne les comprendrai jamais. Alors que j'étais sur place.