En achetant des aliments transformés et des plats préparés, en ingurgitant des quantités de protéines animales bien supérieures à ses besoins, en n'ayant plus à mettre à mort, en perdant la notion de l'effort pour attraper une proie ou du temps pour élever un animal, en ne croisant plus le regard de l'animal traqué ou même en perdant le contact avec les corps morts de ses proies, et en n'allant même plus à la boucherie où les carcasses sont présentées, l'humain a-t-il perdu son "humanité" ?
Les animaux qu'il côtoie n'auraient-ils plus que deux fonctions : celle de le divertir, de lui tenir compagnie, de lui éviter de se sentir seul dans un monde de plus en plus pauvre en relations sociales avec ses congénères, et celle de le servir, animal de travail, animal de rente, animal de boucherie, machine à produire du lait ou des œufs, canard porteur d'un foie malade, oie pourvoyeuse de duvet ou vison, de fourrure ?
Les animaux ne sont-ils plus des êtres vivants avec qui on partage un écosystème et qui ont le droit de vivre sur cette planète, même sans fonction ? On se réjouit de voir de la nature reconquérir les villes quand elle est incarnée par des pieds d'arbres fleuris, des ruches sur les toits, mais on s'insurge contre les rats sur les pelouses du Louvre et les pigeons en ville.
Je me plais à croire qu'avec les animaux domestiques peuvent exister des relations autres que de dominance, équilibrées et harmonieuses, où l'humain offre au non-humain une protection et un repas contre de l'affection et parfois un "travail" non douloureux. Les chevaux et les chiens, même sous la selle et avec un collier, peuvent apprécier la balade en forêt avec leur "partenaire" humain, les animaux libres mais vivant en ville peuvent être accueillis dans nos cités sans être considérés comme nuisibles, et ils peuvent vivre dans nos campagnes et nos forêts sans qu'il faille à tout prix réguler leurs populations. Peut-il en être de même pour les animaux sauvages : nous devons-nous de les protéger ou devons-nous nous garder d'intervenir, cesser de vouloir gérer à tout prix la nature ?
A 14h15, Elliott regarde sa main, inspecte sa plaie puis cueille des feuilles de Tabernaemontana holstii qu'il applique avec beaucoup de précaution sur ses doigts. A deux reprises, il place les feuilles dans sa bouche puis tamponne de nouveau sa plaie, les applique doucement sur ses doigts. Ce geste ne me surprend pas, j'ai déjà vu auparavant des chimpanzés nettoyer des plaies. Mais jamais avec cette plante. En vérifiant dans la base de données PRELUDE sur les plantes médicinales, je découvre un seul usage décrit pour cette espèce par J. O. Kokwaro, dans les actes d'un congrès qui s'est tenu à Berlin en 1987 : l'application du latex de ces feuilles sur les blessures, coupures et plaies, décrites dans la médecine kenyane. Je suis à vrai dire ébahie : cette première – et seule – observation de l'utilisation de ces feuilles, correspondant à un usage également décrit en médecine traditionnelle, me conforte dans mes analyses et mes résultats, mais ne cesse cependant de me fasciner.
Ceci me conduit à proposer que c'est probablement par goût que les chimpanzés mélangent des aliments : les feuilles utilisées pour boire dans les rivières sont des feuilles de gingembre sauvage au goût citronné. Les différentes parties des plantes de ce genre botanique, Aframomum, sont également utilisées dans pratiquement toute l'Afrique comme vermifuge. Comme l'assaisonnement de la viande avec des feuilles, cette sorte de limonade aurait également comme vertu de prévenir les risques d'intoxication ou d'infection par les parasites.
Finalement, Digit aura été victime de deux fléaux de notre société schizophrène : la vitesse des véhicules et la lenteur administrative. Pour moi, un triste constat d'échec de notre combat quotidien à Sebitoli... et une immense tristesse pour cette chimpanzée qui avait réellement confiance en l'humain.