Dans cet épisode de "L'Intention", nous recevons Rachida Brakni, réalisatrice et comédienne engagée, qui pour son premier livre « Kaddour » paru chez Stock, rend un vibrant hommage à son père en cherchant à déchiffrer ses silences. Son roman structuré autour de cinq jours cruciaux, mélange souvenirs et présent, dévoilant l'histoire d'une génération d'immigrés souvent réduits à des statistiques. L'autrice explore le passé à travers des anecdotes personnelles pour sortir son père de l'anonymat et interroge la mémoire historique, notamment la manifestation du 17 octobre 1961 à Paris. "Kaddour" offre une voix singulière et universelle aux déracinés. Quel a été le destin de cet homme au corps cabossé, à l'identité amputée, qui ne savait ni lire ni écrire mais qui a tout de même transmis à sa fille son amour des langues et de la liberté ? Combien d'êtres déracinés se reconnaissent en lui ?
Concept éditorial : Hachette Digital, en collaboration avec Lauren Malka
Voix et interview : Laetitia Joubert et Shannon Humbert
Ecriture: Lauren Malka
Montage, musique originale : Maképrod
Conception graphique : Lola Taunay
Photo : Dorian Prost
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Je ne sais pas de quelle fille vous parlez, je n'ai que des garçons.
L’exil, jusque dans la mort sépare et déchire les familles.
Durant quarante-cinq jours, vous êtes roi et reine d’un royaume éphémère. On vient de toutes parts pour vous saluer, vous célébrer. Vous êtes l’incarnation de la réussite. Le conte de fées est trop beau, pourquoi en briser la magie ? Pourquoi révéler la face sombre de votre condition d’immigrés ? A quoi bon remuer la fange pour faire remonter à la surface, la pénibilité, les brimades, les humiliations ? La blessure est une tache indélébile invisible à l’œil nu, l’honneur est sauf et le trompe-l’œil parfait.
Pourtant tu persistais à ne te parfumer que le dimanche pour ne pas gâcher, me disais-tu, mais aussi par habitude, non ? Après une semaine de labeur, le parfum était ta récompense ; un onguent pour apaiser l’effort enduré. Ce faisant, tu marquais une rupture et une mise à distance de ta condition d’ouvrier.
Chez nous, la pudeur est un langage. Une attitude, un rapport à l’autre pour préserver sa liberté et pour ne pas brusquer l’intime. Une grammaire qui nous est propre.
Chez nous, la pudeur est un langage. Une attitude, un rapport à l'autre pour préserver sa liberté et pour ne pas brusquer l'intime. Une grammaire qui nous est propre. Une science que je peux déchiffrer dans la gamme chromatique de tes yeux verts ; dans la rigidité ou la souplesse de ton corps ; dans les moindres inflexions de ta voix - le rythme, le ton, l'hésitation, le silence, le souffle même. Rien ne m'est étranger.
Quand nous regardions la télévision, tu baissais les yeux ou quittais la pièce au moindre baiser, et si tu n'étais pas présent, tu ne manquais pas de te racler la gorge pour nous signifier ton arrivée imminente dans le salon, ce code implicite nous permettant au besoin de changer de chaîne - de ce point de vue-là, l'arrivée de la télécommande fut pour nous une véritable révolution.
Tu ne sais ni lire ni écrire, tes phrases ne sont ni belles ni apprêtées car ta bouche ne sait pas broder. Tes mots sont nus, débraillés, économes, dépouillés de tout ornement, ils s'offrent dans leur plus simple appareil, sans éclat ni fioriture, mais pas leur bon sens et par leur sincérité ils n'en sont que plus vrais et plus purs.