La peur déteste l'ordinaire, a poursuivi Mabel. Quand t'as peur, faut que tu t'accroches à des pensées ordinaires, que tu fasses des choses ordinaires. Tu m'entends ? Ça fait reculer la peur, au moins pour un moment.
« Et toi, pourquoi tu fais de la broderie ? »
(…)
« Je crois que j’aime bien avoir les mains occupées », a dit Lizzie. J’ai mis un moment à me rappeler ce que je lui avais demandé. « Et puis ça prouve que j’existe, a-t-elle ajouté.
— C’est bête. Évidemment que tu existes. »
Elle n’avait pas fini de faire son lit, mais elle s’est interrompue et m’a regardée avec un tel sérieux que j’ai reposé la lettre de Ditte.
« Je fais le ménage, j’aide à la cuisine, j’entretiens les feux. Tout ce que je fais est mangé, sali ou brûlé – à la fin de la journée, y a aucune preuve que j’ai été là. » Elle s’est tue, s’est agenouillée à côté de moi et a caressé la broderie qui ornait le bord de ma jupe pour dissimuler la reprise qu’elle avait faite quand des ronces l’avaient déchirée.
« Ma broderie, elle sera toujours là, a-t-elle ajouté alors. Je la vois et j’me sens… ma foi, j’trouve pas le mot. Comme si que je serai toujours là.
— Permanente, ai-je suggéré. Et le reste du temps ?
— J’me sens comme un pissenlit juste avant que le vent souffle. »
« J’vois pas ce qui pourrait changer pour des gens comme Mabel. Tout ce tapage des suffragettes, c’est pas pour les femmes comme elle et moi. C’est pour des dames riches, et ces dames-là, elles voudront toujours que quelqu’un d’autre récure leurs sols et vident leur pot de chambre. » Il y avait dans sa voix un tranchant que j’avais rarement entendu. « Si elles obtiennent le droit de vote, ça m’empêchera pas de rester la bonne-à-tout-faire de Mme Murray. »
Les mots sont comme les histoires, vous ne trouvez pas, M. Sweatman ? Ils se transforment en passant de bouche en bouche ; leur sens s'étire ou se rétracte pour s'adapter à ce qui doit être dit.
Il avait plusieurs types de sourires, mais son "sourire en cage" était mon préféré. Il se débattait pour s'enfuir de ses lèvres pincéed et de ses sourcils froncés.
Les mots sont nos outils de résurrection.
– Ca veut dire quoi filiforme ? ai-je demandé
– Un idéal inaccessible dont tu n'auras vraisemblablement jamais à te soucier, a-t-elle dit avant d'ajouter : C'est quand on n'est pas plus gros qu'un fil.
" Voilà !" Da a sorti une petite pile de fiches qu'il a emportée jusqu'à la table de tri." Ah, je me souviens maintenant. C'est moi qui ai rédigé l'entrée. " Dessalé" signifie "débarrassé de son sel"
- Alors quelqu'un qui est dessalé est plus libre que les autres? Il s'est défait de ce qui le retenait ?
- Quelque chose de ce genre."
J'ai louché par-dessus son épaule pour lire la fiche de tête. On y trouvait plusieurs définitions, de l'écriture de Da.
" Déniaisé.Dégourdi. Au féminin, se dit d'une jeune fille qui a perdu sa naïveté, son innocence.Femme de mœurs légères "
( p.142)
Le grand James Murray a dit un jour : "Je ne suis pas un homme de littérature. Je suis un homme de science, et je m'intéresse à la branche de l'anthropologie qui traite de l'histoire du discours humain. "
" Les mots nous définissent, ils nous expliquent et, à l'occasion, ils permettent de nous contrôler ou de nous isoler.Mais qu'arrive-t-il lorsque des mots qui sont dits ne sont pas écrits ?
( p.411)
Septembre 1915
Je tiendrai la plume pour les épouses de trois de mes hommes, les mères de quatre.On nous a dit de ne pas décrire ce que nous vivons, comme si c'était possible, mais certains ont tout de même essayé. Ma tâche, ce soir, consiste à les censurer, et j'ai noirci les mots des garçons qui savent à peine écrire, aussi bien que ceux de garçons qui pourraient devenir poètes, afin que leurs mères continuent à croire que la guerre est glorieuse et que la lutte est juste.
( p.379)