Dans son bureau, le procureur s'arrachait les rares cheveux qui lui restaient. Les choses étaient décidément bien mal parties. Un crime perpétré dans le sérail du personnel judiciaire, tout d'abord, puis un suspect qui trouvait la mort dans l'enceinte même du Palais. Il se défendait d'appeler bavure ce deuxième incident. Mais son avancement allait avoir du plomb dans l'aile, et ne reprendrait peut-être plus jamais son vol.
Il ne se souvenait pas d’avoir vu de cadavre depuis ses premières années de substitut, lorsqu’à l’occasion de ses permanences, il était appelé par des gendarmes confrontés à une mort suspecte. À cinquante-cinq ans, parvenu au faîte d’une carrière sans gloire, il espérait encore décrocher son bâton de maréchal : il rêvait de finir dans la peau d’un Procureur général à la tête du parquet d’une cour d’appel de province.
– Vous savez, monsieur le procureur, depuis le temps que je suis dans la police, je vous assure que c’est toujours le même roman qui passionne l’opinion. À chaque crime sexuel, on fantasme : les ballets roses, l’affaire Baudis, que sais-je encore ? Et pourquoi pas un jour, le directeur d’un organisme international… ? Et la machine s’emballe.
Mais il roulait doucement, de peur de toucher un animal pris au piège de la lumière des phares. Ici même, il y a deux ans, au carrefour de la Sente, à la lisière d’un bois profond, il avait heurté un sanglier qui avait donné tête baissée dans son pare-choc. Il s’était arrêté pour mesurer les dégâts. À la lueur d’une lampe rangée dans sa boîte à gants, il avait inspecté la calandre et le phare avant droit défoncés. L’animal, mort, gisait dans un fossé, à vingt mètres de sa voiture. La face et l’épaule du sanglier avaient éclaté sous l’impact, comme un fruit trop mûr. Un sillon noir de sang s’écoulait sur quelques mètres, de la chaussée au fossé.
Le magistrat l’avait croisée à plusieurs reprises dans des soirées mondaines où se mêlaient parfois juges et avocats. Conscience professionnelle ou curiosité malsaine, il avait voulu se rendre compte par lui-même. Équipé de chaussons de papier, de la blouse et de la charlotte de rigueur, il était entré dans la chambre où les têtes chercheuses de la gendarmerie se livraient à leurs investigations. Il en était aussitôt ressorti, le cœur au bord des lèvres, horrifié par la vision du corps martyrisé d’une femme qui avait été belle et qu’il avait admirée, peut-être inconsciemment désirée, au détour d’un vernissage ou d’une inauguration quelconque.
Très déçue par ce roman. Je ne me suis pas du tout attachée aux personnages. Il n'y a pas cette ambiance noire que j'aime tant retrouver dans les romans policiers . Ce n'est pas mal écrit, mais je ne me suis pas du tout laissée captivée.
La voix le harcelait toujours, bien que plus faible. Repose-toi quelques minutes. Ce n’est qu’un malaise qui va passer… Mais tu ne peux prendre la route dans cet état. Repousse l’affaire d’un coup de fil, et rentre chez toi ! Oui, mais le confrère ne consentira jamais à un report… Et si tu ne vas pas à Nancy, le dossier sera évoqué sans toi !
Que faire ? Rentrer ou continuer ? La voix se perdait dans son esprit, elle n’était plus que chuchotement. Mais il n’avait pas rêvé, quelqu’un l’avait bien appelé par la pensée…
Soudain, sans savoir pourquoi, il crut devenir fou, comme accablé par un appel impérieux qui résonnait dans son crâne, le sommant de faire demi-tour et de retourner chez lui. Rentre à la maison ! Rentre à la maison ! Que se passait-il, bon sang ? Rentre à la maison ! Sa tête tournait, ses oreilles bourdonnaient, saturées de ces cris pourtant silencieux. C’est une hallucination ! Tu es malade… Un malaise, sans doute… Tu travailles trop ! Attention à ne pas perdre le contrôle de la voiture…
– Je dois me sauver, je déjeune avec le préfet. Je compte sur vous, mon adjudant. Prévenez-le avec tact. Laissez une voiture à l’entrée du village pour l’intercepter avant qu’il n’arrive. Qu’on lui épargne ce spectacle…
Il désignait du regard la demi-douzaine de gendarmes qui s’apprêtait à pique-niquer sur place. Il salua l’adjudant. La voiture s’éloigna rapidement des lieux du drame, sans plus de respect pour les limitations de vitesse que pour la douleur d’un homme.
Après un temps de silence, le magistrat reprit :
– Mais surtout, monsieur le commissaire, vous mesurez l’émoi qui s’est emparé du Landerneau judiciaire, à l’annonce de ce crime. Les rumeurs les plus folles vont bon train, allant jusqu’à mettre en cause la probité du monde de la justice dans son ensemble…
Nous y voilà, songea Baudry, il faut éviter le scandale !
– On dit tout et n’importe quoi. Il nous faut couper court à ces bavardages, monsieur le commissaire…