Plus largement, cette frontière nord, ouverte sur des peuples étranges et différents, a toujours dérangé la conception et les intérêts de l'État chinois, centralisé, excluant tout ce qui ne pouvait être inclus. Dès lors que les Chinois avançaient dans la steppe, ils devaient s'adapter à la terre et au climat. Ils se différenciaient et ne correspondaient plus aux normes. Les Chinois – les humains – ne pouvaient résider dans les "marches du monde" sans perdre aussitôt leur statut d'hommes. L'idée d'une frontière bien tracée et rigide était inhérente aux principes politiques et culturels de la civilisation chinoise. La Grande Muraille fut l'expression de cette idée. Mais, dans la pratique, une telle rigueur ne put jamais être appliquée pleinement. Et la Grande Muraille, malgré tous les sacrifices, ne fut jamais qu'une frontière approximative.
Peu avant de nous rendre au dîner, nous écoutâmes les émissions des stations soviétiques situées au nord du fleuve, au-delà de la frontière. Du côté de Khabarovsk ou de Blagovechtchensk, la voix posée de la présentatrice avait annoncé le concerto pour violon de Tchaïkovski, et dès les premières mesures une présence musicale russe avait envahi ce coin de terre chinoise. Ce n'était pas la première fois que j'étais troublé par une telle proximité, comme si les deux mondes, contigus mais différents et hostiles, étaient à la recherche d'une rencontre et d'un dialogue impossibles.
L'étrangeté et la difficulté de la colonisation de l'Extrême-Orient russe suscitaient à la fin du XIXème siècle un certain désappointement de la part de ceux qui envisageaient de s'y implanter après avoir quitté la Russie d'Europe. Des anecdotes désabusées circulaient sur ces lointains territoires. L'une d'elles racontait que lors de la création du monde Dieu, pris de fatigue, se serait endormi. À son réveil, il constata qu'il restait un recoin, le Primorié, sans faune ni végétation. Réunissant tout ce qui lui restait de plantes et d'animaux, il les déposa dans ce coin perdu.