« Quel âge pouvait bien avoir Antonio Capana ? Celui d’un homme qui a parcouru le monde. Chacune de ses rides racontait un voyage, chaque rencontre avait gravé le sillon d’un souvenir sur sa peau. Quand il nous racontait sa vie, les heures nous emportaient en un clin d’œil vers le milieu de la nuit. Je rentrais chez moi l’esprit gorgé d’incroyables aventures que seuls mes rêves avaient le pouvoir de prolonger. »
Ensuite mon père avait perdu son boulot. J’avais dix ans. Restructuration à la Poste. On l’avait renvoyé à la maison avec un joli pactole pour qu’il n’aille pas voir son syndic et une lettre de recommandation qui n’était jamais sortie de la boîte à gants de notre vieille Renault. À quarante-huit ans, il n'irait plus travailler. Il avait les vertèbres en compote et une colonie de durillons à la place des orteils. Sur le dos de son livre de mots croisés, ma mère avait fait ses calculs : s’ils ne claquaient pas trop et passaient l'été à Ostende, ils pourraient tenir six ans sur les indemnités du père. Six de plus avec leurs économies. Après on verrait bien. Née fatiguée, ma mère avait arrêté de bosser pour en profiter elle aussi et ils étaient entrés dans une phase d’hibernation que rien ne venait perturber, à part la vacuité du réfrigérateur qu’ils réalimentaient tous les trois jours. Le père répétait qu’on était bien tintin et ils s’étaient mis à fêter l’oisiveté que leur permettait enfin la vie en s’enfilant à la queue-leu-leu bières, pastis, bières et, quand il faisait beau, des rosés rafraîchis par des glaçons en forme d’étoiles.
La fraîcheur de notre salon s’est engouffrée dans les fissures de mon âme.