http://www.albin-michel.fr/Monarques-EAN=9782226318107
« Comme les Monarques, quitter le sanctuaire pour migrer sur des routes dont le souvenir n?est pas nôtre, quêter ces lieux qu?on n?imagine qu?en rêve, se sacrer soi-même souverain de monarchies nouvelles ou, en chemin, se brûler les ailes. »
Ménilmontant, Mexico, un ring de catch, un studio hollywoodien, l?Ange français, Berlin 1936, un nain et un bocal d?escargots, un vol de papillons, une troublante espionne allemande? et une correspondance qui tisse le fil entre passé et présent, réalité et vie rêvée.
Née au Mexique devant une bouteille de rhum et un soda pamplemousse, l?idée de ce roman de la mémoire, aussi baroque que virtuose, est celle d?un jeu de piste à la Cortázar entre deux écrivains : le Mexicain Juan Hernández Luna et le Français Sébastien Rutés.
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Depuis son arrivée en ville, c’était la troisième fois qu’il voyait s’effondrer un corps, aussitôt couvert de sang. Mais à cette différence : le dernier, il l’avait assaisonné au préalable.
- Arrête, arrête, dit le Corbeau à Marco.
Il sortit du taxi et alla vomir à l’écart.
La ville offrait son air innocent habituel. Nul ne pouvait imaginer que ses rues recelaient un cadavre encore tiède et une blonde qui lui devait quelques explications, se disait le Corbeau, courbé sur le vomi.
Le Corbeau vit s'approcher dangereusement le colosse habillé en tergal et avec une bague à chaque doigt. Depuis l'école primaire, il savait que tout homme qui s'avance à moins d'un mètre du visage d'un de ses congénères nourrit l'intention de lui filer un gnon, de prononcer des médisances ou - dans le pire des cas - de lui faire un bécot. Les dernières hypothèses se trouvant écartées, la première s'imposait.
Cher docteur Corazón,
Vous connaissez mieux qu'aucune autre femme les abysses de l'âme et vous allez pouvoir m'aider. J’adresse ma lettre à la rubrique dont vous avez si dignement la charge, car je connais fort bien le ton de confidence des missives qui expriment l'angoisse de ceux sans personne à qui faire part de leurs tourments, comme moi.
Cher docteur, je vis avec un jeune homme. Pedro. Tout allait pour le mieux jusqu'au soir où il m'a obligée à me servir d'un de ces appareils prévus pour la masturbation en arguant du fait qu'à ses yeux c'était une marque d'amour essentielle. J'ai obéi. Ah, docteur, c était horrible, je n'y ai pris aucun plaisir car lui aussi se masturbait en me voyant fourrer l'engin entre mes jambes. Plus tard, je l'ai surpris en train de se masturber devant des revues franchement dégoûtantes. Je n'invente rien, je les ai vues. Docteur, vous me croirez si je vous dis qu'elles m ont excitée à mon tour ? Est-ce que je suis malade ? Est-ce qu'en moi je portais le germe latent de la lubricité ? Je profite actuellement de son absence pour me toucher devant ces photos. L'autre jour, il m'a surprise ainsi. En représailles, il ma forcée à me déshabiller. J'ai obéi. Ensuite il m'a dit d'enfiler un long manteau. J'ai obéi. Rendez-vous compte, docteur, on est partis se promener. On est allés au cinéma, dans un magasin, puis on a dîné au restaurant. A la fin du repas, le voilà qui se met à me caresser. Moi j'étais écarlate (l'excitation me fait rougir), je lui disais non, attends, car en face un monsieur nous regardait. Alors il se lève de table et s'approche du monsieur. J'ai cru qu'il allait le gifler. Non. Il l'a invité à notre table en lui proposant de me caresser lui aussi. Je ne savais que faire. L'homme est venu me tripoter. Il n'était pas maladroit, de sorte que Pedro ne s'est pas contenté d'assister à la scène, il s'est remis à l'ouvrage, et moi je jouissais sans arrêt, jusqu'à ce que l'un d'eux m'enfonce un doigt dans le cul, alors là j'ai crié car jusqu'alors on ne m'y avait jamais rien introduit. Après, le maître d'hôtel nous a gentiment priés de quitter le restaurant.
Ah, docteur, quel dommage. Je ne sais pas si je dois continuer, j'attends d'abord votre réponse.
Cordialement vôtre,
L'Inconsolée de Tampico.
Ainsi donc tu voyages et tu bois, tu prends des photos et tu bois, tu te déshabilles et tu bois et tu voyages et tu prends à nouveau des photos et tu t'exhibes et l'on se déshabille pour toi et tu bois et encore des photos et tu finis seul à nouveau, tout seul, plus tard, passé l'euphorie de l'amour, de la paix, des manifestations et de l'avènement d'une nouvelle décennie, malmené à présent par la gueule de bois, tu finis un verre de martini à la main, deux traveller's chèque en poche, avec un regard fangeux et désespéré, accoudé au comptoir du Waldford où plusieurs Mexicains s'enfilent du Bacardi, demandant aux serveurs des adresses de peep-shows et de boutiques où acheter des chaînes stéréo et des robots à pile pour les gosses.
Dites-moi, maudits latinos infoutus de saisir la modernité du traité de Maastricht, elle veut dire quoi, cette phrase à la con: "Du tabac pour le puma"? Bordel, moi j'ai opté pour les Delicados sans filtre, depuis j'ai pas la gorge d'un puma mais celle d'un rossignol!
Huejotzingo se reposait. Cette nuit-là, d'évidence, les fantômes se promenaient paisiblement, certains de ne pas être importunés.
Il était revenu au village afin de chercher les vestiges des jours précédents : mouvement, lumière, corps faits de rythme et de fracas, odeur de poudre et rues ornées de papier crépon. Mais c'était un retour inutile, rien ne se répéterait, aussi avait-il noyé son angoisse dans le mezcal qu'on lui offrait à chaque étal.
Des pécheurs, il y en avait une quantité invraisemblable. Leur nombre a diminué un peu après et j’ai eu peur d’être obligé de passer moi aussi sur l’estrade en disant : je m’accuse d’avoir désiré de toute mon âme les hanches, les mains et la bouche de ce grand pasteur irrédentiste et ancien névropathe qui me regarde depuis le troisième rang, toute heureuse parce qu’elle m’a fait venir ici expier mes fautes et m’accuser tout seul de vouloir baiser toutes les femmes avec un joli cul qui passent à côté de moi. Délivre-moi seigneur pour que jamais je ne renonce à de tels sentiments ! (à la messe)
Les commentaires sur mon identité allaient bon train à mesure que nous marchions. Au début on me montrait du doigt comme l’assassin d’un de ces voyous qui habitaient dans la maison du coin. Un peu plus loin j’étais celui qui avait violé Gertrudiz. Ensuite on m’a reconnu comme un opposant au Gouvernement. Et presque arrivé à destination, j’étais le type qui s’était battu contre dix salopards et en avait tué quatre.
Je me suis approché et j’ai pu voir que du sang suintait de ses cheveux en se confondant avec une masse d’os et de matière grise et commençait à se répandre sur le sol. Il avait suffi d’un tir en plein front pour obtenir un si bel effet. Inutile de demander au garçon s’il allait bien ou s’il voulait faire part de ses dernières volontés.
Nous étions jeunes et beaux. Ou peut-être, nous étions jeunes, tout simplement…