Jean-Paul Carminati (II)

Plus de trente années se sont écoulées. Ridicule dans sa chemise à fleurs qui bave sur son bermuda trop grand, en savates deux-doigts, l'ancien chef de Bleu 1 revient à Mayotte. Le lagon, le vert de la végétation, les masques de santal, les robes colorées de très nombreuses Mahoraises fidèles à leurs traditions, le képi blanc de la sentinelle en faction rappellent un temps disparu. Ces vestiges d'une époque révolue flottent au milieu du fleuve assourdissant qui bouscule et emporte dans un même tourbillon les hommes, les engins pétaradants et les résidus de la société de consommation. Autrefois une curiosité, aujourd'hui les Européens appartiennent au spectacle ordinaire de la rue. Le béton a remplacé les structures en bambou et le torchis des cases. Devant le supermarché de Mamoudzou, des enfants font la manche... La latérite rouge des pistes glissantes a disparu sous le goudron. Un cataclysme a balayé l'île.

Eveillé depuis Pamiers, Bleu 1 ramasse ses hardes et titube jusqu'au débarcadère. Un monde de couleurs, des cris, des rires, des tas de noix de coco, des têtes couronnées par des régimes de bananes, des gamins qui courent partout... Sous le vent, les cocotiers animent le ciel bleu. Eclatant l'eau du lagon, la danse des dauphins poursuit la barge qui assure la liaison Dzaoudzi-Mamoudzou, (Petite-Terre-Grande-Terre). Les paras tournent la tête dans tous les sens. Serions-nous arrivés au paradis?

Un sergent tente prudemment de monter à un cocotier. Machette à la main, un Mahorais l'écarte du tronc. Quinze secondes, il est en haut, coupe une noix et en fait cadeau au sergent qui lui donne un franc. Surpris, l'homme éclate de rire et s'éloigne en jonglant avec la pièce. L'argent est encore une matière rare.

Si les photos de Mayotte sont la raison d'être de ce livre, Bleu 1 en est le fil conducteur. La rusticité du mode de vie des fantassins facilite l'immersion dans la population. Les anecdotes vécues sont authentiques. Le vocabulaire militaire simplifie leur transmission et limite les déformations imposées par les convenances. C'est du brut.
C'est aussi l'occasion de découvrir les relations qui lient entre eux les hommes d'une section. Nous sommes très loin des défilés du 14 juillet et des clichés.
Le 9e RCP incorporait des appelés du contingent qui n'étaient pas les rejetons de la bourgeoisie. La paysannerie française ayant été ratiboisée, beaucoup sortaient des banlieues.

Le jour se lève sur un lagon de plomb, la barge grise de la Marine nationale trace son sillon. Le vert de la végétation tropicale s'est effacé, l'île est devenue noire. Le ciel a disparu derrière les nuages lourds. Seuls les dauphins gardent le sourire. Bleu 1 navigue en direction du sud. L'objectif, un piton où la section restera une semaine sans ravitaillement. Partie sans ration, la section sera en situation de survie. Lorsque le capitaine a donné le but de l'exercice, Bleu 1 n'a pas osé rire. Survivre à Mayotte, c'est un peu bidon! La nature généreuse, les Mahorais charitables, l'épreuve sera douce. Une semaine tranquille.

J'ai un truc contre les soixante-huitards. Bof, j'en ai rencontrés de nombreux, on en a rigolé. "Il faudrait réintroduire la discipline à l'école", disent-ils. Bande de pignoufs !

Lorsqu'on évoque l'armée, on aborde une société où les vieux ont quarante ans ! À trente ans, le militaire a déjà "de la bouteille". Au-delà de quarante, c'est "l'ancien". À part les colonels et les adjudants-chefs, dans les régiments il y en a peu. Les généraux, les anciens combattants, occupent la case des plus de cinquante ans, ce sont les "grands anciens". Les morts aussi. Ils ne sont plus, mais leur présence est palpable. Ils sont l'âme du régiment.