Une interview en polonais de Jacek Hugo-Bader
Un Evenk , un Bouriate , un Mongol , un Touvain ou un Tchouktche ivre offre une image particulièrement sinistre .
Avec la dose d'alcool qui permet encore à un russe , un Polonais ou même un allemand de conduire sans problème , ils se retrouvent pour leur part à rouler sur le trottoir .
[ A propos des ravages de l'alcool chez certaines populations ]
Les peuples de l'Asie septentrionale ont une très faible tolérance à l'alcool. (...) - Les Russes aussi boivent beaucoup. - C'est vrai mais boire un verre ne les fait même pas ciller, alors que les Evenks roulent par terre. (...) On sait maintenant que les indigènes du Nord ont des prédispositions génétiques à la dépendance alcoolique. On n'y peut rien. Nous vivons depuis des millénaires sur des terres où il y a peu de végétation à cause des conditions climatiques difficiles. Nous avons toujours mangé de la viande, des oeufs, des produits laitiers et du poisson. Cela signifie qu'au cours du processus d'évolution nous avons développé un métabolisme lipido-protéique. Toi tu es de la race indo-européenne, tu as un métabolisme glucido-protéique, parce que vos ancêtres depuis des centaines de milliers d'années se sont surtout nourris de plantes. - Quel rapport avec la vodka ? - Tout alcool est fait à base de grains, de pommes de terre ou de fruits. Pour que l'organisme puisse le dégrader, le digérer, il faut des enzymes que toi tu as en quantité suffisante. Moi en revanche j'en ai très peu parce que mon métabolisme est différent.
[ A propos d'une secte ]
Sur six Christ actuellement en vie, trois habitent en Russie. L'un d'eux ne s'est pas encore révélé, mais il a déjà son église et ses disciples. Le deuxième s'appelle Grogori Grabovoï et il est actuellement en prison parce qu'il a soutiré de l'argent aux parents des enfants tués à Beslan en leur promettant de les ressusciter. Le troisième (...) est un ancien milicien (...). Ses disciples l'appellent Vissarion c'est à dire : "Celui qui donne la Vie", ou le Professeur. (...) Le Professeur enseigne notamment comment satisfaire un homme au lit et à table, combien avoir d'enfants et comment les éduquer, quoi manger, comment bouillir l'eau pour le thé, pour qui voter aux élections et où faire pipi. (...) Les vissarionites votent toujours pour le parti au pouvoir. Ils disent ouvertement que, s'ils ne le faisaient pas, les autorités auraient depuis longtemps envoyé dans le taïga des hommes armés pour les chasser. (...) Élaboré par les disciples de Vissarion, le programme d'enseignement en vigueur dans les écoles de la communauté a reçu l'agrément du ministère de l'Education de la Russie. (...) Toutes les enseignantes ont fait leurs devoirs et toutes ont lu le chapitre du Dernier Testament qu'on leur avait indiqué et dans lequel il est écrit que le système financier est la création des juifs.
[ Témoignage d'une dealeuse et ex-consommatrice d'héroïne russe ]
-- J'ai voulu mettre en taule tous les dealers à cause desquels j'ai gâché ma jeunesse, dit Macha. Mais j'ai très vite compris qu'il n'y avait aucune lutte contre la drogue ! Au contraire, les miliciens s'emploient à entretenir le trafic pour en tirer profit. Quand je dealais, je les payais, moi aussi, mais c'est seulement aujourd'hui que je mesure l'échelle immense de ce système. Par exemple, à Oufa, (...) il y a le plus grand bazar de la came. Le chef du poste de la milice passe tous les matins et encaisse 500 roubles par dealer. Il s'en va et ne revient plus ce jour là. Après, c'est le tour des collègues de la brigade des stups. - Encore 500 ? - 1000. Et ils s'en vont aussi. Eux non plus tu ne les croiseras plus là-bas ce jour là. Enfin arrivent ceux de la Gonarskokontrol. C'est pas la milice, c'est une grande structure du Ministère de l'Intérieur mise en place pour lutter contre le trafic de drogue. Eux aussi prennent 1000.
Ce qui est terrible dans ce pays, c'est que tout y est négociable. L'Etat se met d'accord avec les citoyens qu'il est interdit de conduire en état d'ivresse, mais tous le font. Qu'il faut mettre les ceintures, mais personne ne le fait, même pas le président, ni le Premier ministre. Qu'il faut payer pour la pêche du poisson, mais personne ne paie, sauf les pots-de-vin. Qu'il est interdit de faire le commerce de caviar, mais tous ceux qui le peuvent le font ; qu'il est interdit de braconner, mais tout le monde braconne...
Savez-vous que la viande humaine a le même goût que la viande de renne: très fine, légèrement sucrée, maigre? Je ne sais pas d'où les locaux tirent ce savoir. J'imagine qu'on se le transmet de génération en génération. On dit que la moitié des habitants actuels de la Kolyma sont des descendants de zeks, c'est-à-dire des anciens détenus des camps. Deuxième ou troisième génération. Le mot zek (écrit z/k dans les documents soviétiques) est l'abréviation du mot zaklioutchionny: littéralement "enfermé à clé", c'est-à-dire un détenu. (...)
Revenons-en à la viande: c'est probablement à cause de cette similitude dans le goût que les ours locaux sont si redoutables. Ils adorent le renne; l'humain est pour eux un renne qui ne sait pas courir, un mets sans bois, bref, un pigeon, une proie facile. Il suffit donc que le nounours goûte à l'homme une fois pour y prendre goût. Il arrêtera de courir les montagnes sur la trace des rennes et des élans, ne cueillera plus de baies, de myrtilles, de sorbes, ni de champignons. Finies, les expéditions aux poubelles. Désormais, il se tiendra près de la Route de la Kolyma, des habitations humaines et des campements des chercheurs d'or.
Toutes ces histoires qu'on m'avait racontées sur les ours!
La pire période pour la Kolyma du point de vue de la criminalité commence à partir de 1953, lorsque, après la mort de Staline, des milliers de prisonniers sont libérés des camps, dont de nombreux criminels de droit commun qui sont pendant plusieurs années interdits de séjour sur le "continent", autrement dit le reste de l'Union Soviétique. Pour des raisons de sécurité, à cette époque-là, les habitants des villes de la Kolyma ne se déplacent qu'en groupe, les maris accompagnent leurs femmes au travail, car de nombreux blatnys (détenus de droit commun) n'ont pas vu de femmes pendant des années.
-Vous saviez qu'à l'époque, à la Kolyma, il y avait de l'anacha (marijuana) ? Une gitane qui était venue rejoindre un gitan dans le coin en avait apporté tout un baluchon. Mon père m'a dit que c'était affreux parce que, après, il avait encore plus faim. S'il en avait fumé, il était prêt à bouffer sa propre main toute crue.
Au début, dans le registre des décès, j'inscrivais des gens de soixante-dix, quatre-vingts ans. Maintenant, personne ne vit si vieux. Un homme de cinquante ans, c'est un patriarche, une force de la nature. Les femmes de cinquante ans chez nous sont séniles. Ici, on meurt avant quarante ans.
Les vagues de purges successives avaient emporté au moins la moitié de l'intelligentsia russe, qui a été fusillée ou internée dans les camps. C'est ainsi que s'est opérée "la terrible sélection de la période stalinienne", raconte dans ses souvenirs l'ancienne zek Vera Schulz. "Cette sélection qui, semble t-il, avait donné le jour à une nouvelle espèce d'hommes: dociles, hébétés, dépourvus d'initiative, taiseux." Voici comment est né l'homme soviétique, l'homo sovieticus, un individu sans aucune propension à se révolter, mais avec un grand talent pour voler. Jusqu'à aujourd'hui, on dit en Russie que le voleur ne le vole pas, il ne fait que prendre ce qui a été posé au mauvais endroit.