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Citation de Charybde2


Le café est froid, la pièce blafarde et la feuille blanche. L’avocat m’a dit de prendre mon temps. De tout raconter. Les illusions, les coups, la chute. Ecrire me convient même si, jusqu’à présent, je n’ai publié que des articles et des essais. Marquants pour quelques-uns, qui m’ont valu une certaine reconnaissance. Parler de moi, des autres, des monstres, me paraît un exercice plus complexe. En principe, l’histoire devrait couler de source, mais s’improvise-t-on écrivain ? Il faudrait peut-être que je sorte de mes gonds. Que je déborde. Me trouve un style, classique ou flamboyant, voire un mélange des deux, au risque de me prendre les pieds dans la syntaxe. Dans la vie, je fais partie de ceux qui trébuchent, s’étalent, se redressent. Et repartent pour un tour. C’est pour cela que j’ai pris le train de l’espoir à Bruxelles-Nord. Ce jour-là, je n’ai pas vu les pauvres types tendant la main. J’avais des circonstances atténuantes : Paris n’attendait que son petit Belge.
Quand j’ai débarqué au Centre de recherches pluridisciplinaires en sciences sociales, je me suis dit que l’Olympe s’ouvrait à moi. On y travaillait un peu pour soi et beaucoup pour le monde. En théorie, pour le Sud. Contre le Nord capitaliste, colonial, patriarcal. Le couplet est connu. En pratique, on rabat de la matière pour le sommet de la pyramide. C’est-à-dire que si vous lisez une histoire de l’Afrique en plusieurs volumes, vos résumés ne vous appartiennent plus. Même chose pour le charbon : les entretiens et les archives que les Sans-grades débroussaillent au profit des gradés. La noblesse vampirise la matière brute, pompe jusqu’à plus soif, siphonne les disques durs et les clés USB. Le prolétaire de la recherche s’échine sans posséder son outil et le capital de la caste dominante gonfle à mesure que s’épuise le premier. Les embauches à durée très limitée, six mois, un an maximum, autorisent la ponction en continu. Les gueux partent, leurs notes restent.
Le statut aurait dû m’alerter. Boursier. Pas de contrat. Pas de sécu. La patronne a dit « c’est mieux pour toi. Ça te fera plus à la fin du mois ». Cela permet surtout au Centre d’équilibrer les comptes. Les cotisations en moins dans une colonne entraînent un solde positif dans l’autre. Dans ce monde-là, le langage signifie autrement que dans la vie de tous les jours. Le directeur adjoint a dit « les charges sociales et patronales sont élevées dans ce pays ». Je comprenais, n’est-ce pas ? Dans un monde idéal, si un type parlait de « charges » au lieu de « cotisations », une alarme s’enclencherait qui avertirait le candidat d’un risque potentiel. Dans un Centre de recherche en sciences sociales, où les monstres critiquent le capitalisme et le libéralisme à pleines pages académiques, on se berce d’illusions, les mots glissent et le néophyte signe ce que l’on appelle à tort un contrat. C’est à ce moment-là que tu glisses aussi, dérapes, mets un stylo-bille dans l’engrenage.
J’étais cuit. Chercheur en postdoctorat. Boursier postdoctoral. Postdoctoral Researcher. Au bas de l’échelle. J’allais entreprendre un long voyage, grimper en compagnie des meilleurs. Atteindre les sommets de la chaîne académique. Sauf que dans ladite chaîne, les sherpas se coltinent le matériel tandis que les alpinistes plantent leur drapeau au terme d’une ascension à la fois complexe et linéaire. L’histoire se souvient des seconds au détriment des premiers. Or, sans les petites mains, la cordée des sous-fifres, les porteurs de serviettes, il y aurait beaucoup moins de monde sur les cimes maculées de la recherche.
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