Le 16.10.2021, dans l'émission Un livre, un jour de Radio Zinzine, Nassima Taleb présentait Strange Fruit de David Margolick.
© Un jour, un livre / Radio Zinzine
Mais le côté politique de Strange Fruit échappait parfois au public étranger. Au Concertgebouw d'Amsterdam, le gens se mirent à rire et Billie Holiday quitta rageusement la scène. (Certains journaux hollandais reprochèrent ensuite à Leonard Feather, l'organisateur du concert, de ne pas avoir expliqué le thème au préalable.) Même lorsque la chanson était comprise, elle pouvait se révéler déstabilisante, du moins si l'on en juge par l'essai infructueux de Meeropol [auteur-compositeur de Strange Fruit] de faire enregistrer une traduction française effectuée par Henri-Jacques Dupuy. "Bien que j'aie montré Étrange Fruit à de nombreux chanteurs français, il n'a pas été possible de programmer l'enregistrement de votre chanson, écrivait l'éditeur de musique Rudi Rével à Meeropol en 1955. La raison principale [...] est l'angle politique de version française, qu'on considère presque ici comme franchement antiaméricaine." Rével expliquait ensuite ses difficultés pour une deuxième raison qui devait peser lourd à l'époque de Diên Biên Phu et de la guerre d'Algérie. "Vu tous les problèmes que connaissent les Français avec les populations non européennes en Indochine et en Afrique du Nord, je ne pense pas qu'il soit possible de procéder à un enregistrement de la version élaborée par M. Dupuy", ajoutait-il.
Des arbres du Sud portent un fruit étrange
Du sang sur les feuilles et du sang aux racines
Un corps noir oscillant à la brise du Sud
Fruit étrange pendu dans les peupliers
Sa puissance ne pouvait avoir été obtenue que par une artiste qui avait baigné toute sa vie dans la quintessence du jazz. L'intonation montante ou descendante, le façonnage des mots, la chute maîtrisée d'une séquence rythmique, la légère modification ou variation de la mélodie par instants, ces armes n'appartiennent qu'à l'artiste de jazz. Aucun autre musicien ne peut y avoir accès.
Son expression avait totalement changé. Son corps semblait se projeter à l'écart du piano. Elle avait les yeux complètement fermés. Nous étions quasiment paralysés pendant qu'elle nous mettait physiquement en contact avec chaque mot et chaque geste de Strange Fruit. Nous étions abasourdis, muets, nous n'osions pas nous regarder.
Son magnétisme personnel était bouleversant. Debout, là, avec un mince projecteur braqué sur son splendide visage triste, un gardénia dans les cheveux, elle interprétait Strange Fruit et Fine and mellow, et, après l'avoir entendue, aucun chanteur ne pouvait chanter comme avant.