Anne Plantagenet, la traductrice de «
Feria » nous présente le premier roman d'
Ana Iris Simón.
Considérée comme l'une des voix les plus prometteuses de son pays,
Ana Iris Simón appartient à une nouvelle génération d'écrivains qui s'est politisée lors de la crise financière de 2008.
Feria, son premier roman, est une brillante réflexion sur le sens de la vie doublée d'une magnifique déclaration d'amour à la famille et à la terre.
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feria/
«
Feria » d'
Ana Iris Simón.
Traduit de l'espagnol par
Anne Plantagenet
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La Mancha est une lande infinie, il faudra que j'ajoute, pour t'expliquer ce qu'est notre peuple et comment il est conditionné par l'absence totale de relief, que les montagnes ont été et sont toujours considérées (même si on croyait être émancipés de ces superstitions, de ces illusions) comme le lien entre le ciel et la terre. Plus elles sont hautes, imposantes, plus il est simple d'être en communion avec Dieu, d'avoir conscience de sa grandeur, et de la grandeur de sa création; c'est pourquoi les sommets furent et sont les uniques demeures dignes des dieux, ou les lieux idoines pour prendre conscience de leur existence. L'Olympe, le Parnasse, le mont Kailash, le Sinaï, le pic Adam, l'Uluru. Il faut du courage, et savoir bien regarder pour percevoir la grandeur de Dieu dans une plaine.
Je devrai donc t'expliquer que, si les Inuits ont d'innombrables mots pour nommer la neige, on en a tout autant dans la Mancha pour nommer le cancanier, avec différentes nuances : commère, médisant, pipelet, jacasse. L'explication est la même que pour les Inuits : quand une réalité est très présente chez un peuple, il existe plusieurs façons de la désigner car on peut y discerner d'infinies nuances et variations.
Le diagramme de Nolan, qui est tellement à la mode sur Twitter et vous dit votre idéologie selon deux axes, les libertés économiques et les libertés individuelles, possède aussi deux autres versants, théorique et anthropologique, mais on ne s'en rend pas compte, apparemment, et c'est une des réussites du libéralisme : ses logiques nous ont infiltré jusqu'aux os sans qu'on y prête garde. Son plus grand succès, en plus de s'être fait passé pour la neutralité, pour l'absence d'idéologie, pour ce qui est normal et aseptisé, a été de nous faire oublier que parallèlement à son modèle économique se propagent aussi quelques valeurs. Et il ne paraît pas incohérent d'affirmer qu'on rejette le premier tout en célébrant, en vivant en accord avec les secondes. De fait, nous sommes nombreux à en être là.
Nous, à l'inverse, n'avons ni enfants ni maison ni voiture. Tout ce que nous possédons, c'est un iPhone et une étagère IKEA à trente euros parce qu'on ne peut pas avoir plus. Tel est notre impératif et il est matériel. Mais nous nous sommes autopersuadés que la liberté c'était de renoncer aux enfants, à la maison, à la voiture, parce que "qui sait où je serai demain." On nous a fait croire que savoir où on sera demain est une contrainte dont nous nous sommes heureusement débarrassés, que l'émigration et l'immigration sont le moyen d'apprendre de nouvelles cultures et de transformer le monde en un melting-pot de langues et de couleurs, ce qui est n'importe quoi, et que vivre en colocation est une expérience au lieu d'être, passé un certain âge, un détail gênant qu'on a honte d'avouer.
Nous en sommes arrivées à la question suivante: étions-nous en train d'essayer de démolir le mythe de l'amour romantique? (Qui n'est pas un mythe, en réalité, puisque rien ne peut être créé du néant et qu'avant Blanche-Neige il y a eu Pénélope tissant et détissant).
Non parce que c'était dangereux (C'est une possibilité, on ne le nie pas), mais parce que nous étions et sommes des médiocres, et les médiocres n'aiment rien éprouver qui aspire au sublime ou à l'épique. C'est pourquoi ils travaillent (nous travaillons) constamment à en étouffer la moindre lueur. À faire comme si tout ce qui leur était lié, comme l'amour, n'aurait jamais dû exister.
Ou pire encore : comme si ça n'avait jamais existé.
On ne pouvait pas rivaliser avec Alberto, le fils de Tere, la voisine : lui, il avait un saint en bois sombre, noble et verni, alors que le nôtre était décoré au spray Pintyplus. En plus, il ne mettait pas María ou Isabel sur la croix pour faire Jésus, mais un poupon Nenuco sur lequel il avait peint du sang, et il décorait son char avec de vraies fleurs, des marguerites, des coquelicots et des chutes de tissu que lui donnait sa mère. Mais on faisait ce qu'on pouvait. Et bien qu'enfants, tous, de l’athéisme monothéiste, personne ne nous disait rien, car, si on n'avait pas le droit de croire en Dieu, on pouvait croire aux rituels. En fin de compte, c'est ça jouer. Croire, toujours, aux rituels.
Je me rappelais avoir entendu ma grand-mère María Solo critiquer, avant de mourir, les bazars chinois qui poussaient partout comme des champignons. Je me souviens qu'elle critiquait également les centres commerciaux, l'Indiana Bill (qui était une piscine à balles à Aranjuez), et les Pizza Hut, "parce que, avant, les seuls endroits où on pouvait acheter des jouets, monter sur un manège ou manger un hamburger, c'étaient les ferias, et maintenant regarde". "Maintenant regarde" signifiait que les ferias avaient perdu leur sens car la vie, le monde, notre propre existence étaient devenus une foire.
Des choses variées, comme : il est nul proverbe qui ne contienne une certitude, parce qu'ils proviennent "de l'expérience même, mère de toutes les sciences" (c'est pourquoi il faut les avoir plus à l'esprit que les grandes théories écrites depuis un bureau); la plupart des événements importent peu; ce que tu aimes réellement, comme l'a écrit Ezra Pound, ne te sera jamais arraché, car c'est ta véritable essence; ou encore, il est bon de s'embourber, la boue est une matière pauvre et, par conséquent, pure. C'est Pasolini qui l'a dit.
C'est le coin de la fenêtre qui donne sur la petite cuisine, une pièce où se trouvent une cheminée, une machine à laver, trois ou quatre marmites accrochées à côté d'une rangée de piments en train de sécher, deux étagères couvertes de tomates, de ratatouille cuite au bain-marie, et parfois de sarments pour faire le feu. Si un jour, on me demande ce qu'est pour moi l'odeur de l'Espagne, je ŕépondrai cette pièce, cette petite cuisine, qui, quand ma grand-mère était là, sentait aussi, souvent, le savon qu'elle faisait elle-même.
Mais, peut-être, ce qu'il nous a appris de plus important, c'est que s'il n'existe aucun Dieu à prier, ni de ciel où aller, comme il le pensait, la seule manière que nous avons de rester vivants, c'est la mémoire. Nous restons vivants dans les histoires que nous racontons. Et c'est à présent notre devoir et notre responsabilité, de continuer de raconter les siennes. Continuer de rire parce que son prénom en anglais était Hillary. Réciter "L'enfant laboureur" de temps en temps et sentir encore sa main sur notre épaule.