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Critique de AnnaCan


Qui est véritablement Norma Jeane Baker?
Joyce Carol Oates, dont toute l'oeuvre s'appuie sur un solide travail de documentation et qui use ici d'une palette variée de modes d'expression, n'hésitant pas à entrecouper son récit d'extraits tirés du vrai-faux journal de Marilyn Monroe, ou de vrais fausses déclarations de ceux, maris, amants, amis, professionnels du cinéma l'ayant bien connue, ne prétend pas répondre à cette question, nul ne le peut. Mais il est fort possible, et même probable, que son roman se soit approché au plus près, bien plus près qu'une biographie rigoureuse et exhaustive, de la véritable Norma Jeane.

Qui est Norma Jeane Baker? Et qui cela intéresse-t-il au fond?
Parce que le monde, lui, ce qui l'a captivé, ce qui l'a fasciné et le captive encore aujourd'hui, c'est Marilyn, pas Norma Jeane. C'est l'être imaginaire, l'être fabriqué, l'être de fiction, c'est l'être de pellicule, pas l'être de chair, d'humeurs et de sang.
« Pourquoi le monde voulait-il baiser Marilyn ? Pourquoi le monde voulait-il baiser baiser baiser Marilyn ? Pourquoi le monde voulait-il s'enfoncer jusqu'à la garde sanglante comme une grande épée tumescente dans Marilyn ? »
Pourquoi le monde se soucierait-il de la femme derrière le masque de poupée blond platine ? de son âme et de son coeur meurtris? de ses réflexions et de ses inflexions, de ses désirs et de ses peurs? de ses lectures, de son goût pour la poésie, un goût directement hérité de sa mère qui composait des poèmes — d'ailleurs elle aussi compose, mais qui cela intéresse-t-il? Qui s'est jamais demandé ce qui se cachait derrière son sens de l'humour caustique et dissonant, ou derrière son obsession pour la perfection qui la poussait à refaire, éternellement, la même prise — « S'il vous plaît. Je peux faire mieux, je le sais » ? Et son jeu, qui cela intéresse-t-il au fond? Elle est fascinante à contempler, ça, c'est sûr. Enfin, son cul monté sur ressorts, ses seins, sa bouche sont fascinants… Mais elle? du reste, elle ne joue pas, regardez-là, elle n'a aucune technique. Elle est intense, incandescente, une allumette que l'on frotte, une flamme qui jaillit soudain… une actrice-née, un génie. Mais elle ne sait pas jouer. À l'instar du chorégraphe et danseur Vaslav Nijinski dont la figure charismatique et blessée parcourt le livre tel un fil rouge, elle joue juste sa vie à chacun de ses films, à chacune de ses prises inlassablement recommencées, mais elle ne joue pas au sens où un acteur joue. le génie n'a pas besoin de technique. Or la « technique », n'est-ce pas justement ce qui autorise une distance entre l'acteur et son rôle, n'est-ce pas le meilleur garant de sa santé mentale?

« Certains jours, elle brûlait de talent. Il y avait en elle une fièvre qui faisait rage et cherchait à s'exprimer. On voyait que c'était du génie et peut-être que le génie tourne à la maladie s'il ne réussit pas à s'exprimer. »

Alors, qui s'intéresse à Norma Jeane? Joyce Carol Oates, indubitablement, sinon elle ne lui aurait pas consacré un bouquin de près de mille pages. Et moi, qui ai lu le bouquin. Et aussi les copines qui ont lu le bouquin avec moi, Chrystèle, Nico-Choute et Marie-Caro. Et aussi les millions de lecteurs qui ont lu le bouquin avant moi. Et pourquoi? Qu'est-ce qui a poussé l'autrice prolifique JCO à mener sa double enquête? Sur Norma Jeane d'abord puis, à mesure que celle-ci disparaissait, insidieusement phagocytée par la créature qu'elle contribua à créer, sur Marilyn. Pourquoi?
Parce que la folie?
La folie d'une femme à la beauté incandescente qui, de film en film, d'amant en amant, aux prises avec l'alcool et les médicaments, finit par s'effondrer, par perdre son âme puis sa vie alors qu'elle est au faîte de sa gloire? Une folie puisant aux sources mêmes de la vie, mère schizophrène paranoïaque ayant manqué de peu la brûler vive ? Parce qu'arrachée à sa mère malade mentale, placée dans un orphelinat à l'âge de huit ans? Parce que les larmes de honte et de douleur jamais étanchées? Est-ce cela qui a fasciné Joyce Carol Oates? La douleur, la honte, la rage d'une petite fille mal aimée?

« Elle avait assez de maturité pour exprimer ce souhait : J'ai tellement honte, personne ne veut de moi, j'ai envie de mourir. Elle n'en avait pas assez pour comprendre la rage contenue dans un tel souhait. Ni les transports de folie que cette rage alimenterait un jour, l'ambition démente de se venger du monde en le conquérant. »

Parce que la rage?
La rage comme moteur d'une ambition démente, conquérir le monde? Mais la célébrité est un leurre, c'est bien connu. Chercher le bonheur en elle, c'est comme attendre le soleil dans une grotte orientée au Nord… Ce n'est pas elle qui comblera le désir éperdu, inassouvissable d'être aimé. Est-ce cela le drame de Norma Jeane?
Le désir d'être aimée toujours, mais jamais, jamais véritablement aimée?
Est-ce ce désir ardent, désespéré qui consumera Marilyn, fragile, fascinante et hypnotique « flamme dansante »? Est-ce que JCO s'est reconnue dans ce besoin éperdu, jamais comblé ?A-t-elle été touchée, bouleversée par l'abîme entre les aspirations de l'actrice, ce à quoi son talent, sa sensibilité, son génie pouvaient prétendre et ce à quoi le monde l'a cantonnée : un objet de fantasmes? A-t-elle voulu dénoncer l'iniquité, la violence d'un système de domination, celui des hommes sur les femmes, de l'industrie du cinéma sur les acteurs, des puissants sur les faibles ? A-t-elle voulu montrer que Marilyn était également et avant tout sa propre victime, prête à vendre son corps, et aussi son âme, pour être désirée, aimée, admirée?

« Je n'étais ni une poule ni une pute. Mais il y avait le désir de me percevoir de cette façon. Parce qu'on ne pouvait pas me vendre autrement je crois. Et je comprenais que je devais être vendue. Car alors je serais désirée, et je serais aimée. »

Parce que la beauté sans l'amour est un piège effroyable, une véritable malédiction?
C'est toute l'ambivalence et la fragilité du personnage imaginé par Joyce Carol Oates. Norma Jeane effrayée par sa beauté, blessée à l'idée que l'on puisse la confondre avec elle, et pourtant soignant son apparence avec une attention maniaque, consacrant des milliers d'heures à faire renaître, sous les doigts agiles de son maquilleur, l'icône « Marilyn ».
Condamnée à chercher dans les yeux des autres la confirmation de sa propre existence. Condamnée à contempler éternellement son reflet dans les miroirs ou dans l'oeil de la caméra au risque, tel Narcisse, de s'y perdre.
Parce que la mort si souvent appelée, enfin, est venue la délivrer.

« La mort est venue à l'improviste parce que je le voulais. »
Vaslav Nijinski



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