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Critique de Erik35


Erik35
27 décembre 2017
LORSQUE LA LÉGÈRETÉ PEUT SE FAIRE GRAVE.

Un jour de juin 1906 s'éveille au monde une petite Freda Joséphine "Tumpie" Mc Donald. Ce bébé pas encore prometteur, fille d'un batteur et d'une maman rêvant de devenir comédienne, sera bientôt connue sous le pseudonyme de Joséphine Baker, fera éclater de rire les américains qui la verront sur scène dans les revues auxquelles elle participera, révolutionnera tout autant qu'elle choquera de sa nudité la scène parisienne, défrayera régulièrement la chronique avec ses amants, fascinera bien des artistes de son temps : Colette, André Breton, Man Ray, Sidney Bechet, Luigi Pirandello, Mallet-Stevens, Jean-Claude Brialy, etc. Elle aura une histoire d'amour passionnée mais sans suite avec le futur Georges Simenon qui signe encore Georges Sim. Idem avec L'immense architecte suisse Le Corbusier. Elle aura plusieurs époux, pour peu de temps la plupart du temps, sauf avec son Jo Bouillon. Traversera l'entre-deux guerre comme une étoile.

Ayant dorénavant deux amours, son pays et Paris (et même, très franchement, la France qui l'a si bien accueillie alors qu'il lui était si difficile de se trouver une place parmi ces Etats-Unis ségrégationnistes et même généralement racistes, y compris dans les états du nord), elle ne prit guère le temps de réfléchir à deux fois lorsqu'on lui proposa de lutter au côté de la résistance, au côté de Charles de Gaulle qui lui fera un triomphe (à sa manière empesée et très vieille France, il va sans dire) !

On connait aussi son action en direction des enfants - elle ne put jamais en avoir un seul -, créant un véritable parc dédié au music-hall dans sa propriété de Milandes en Périgord, et devant lui permettre d'accueillir sa "tribu arc-en-ciel", c'est à dire des orphelins originaires du monde entier car pour Joséphine Baker, la lutte contre l'enfance malheureuse passait aussi définitivement par la lutte contre le racisme. Enfin, elle retournera dans son pays pour y porter une parole tant féministe qu'anti-raciste, dans le droit fil des grandes manifestations des "droits civiques" et du pasteur Martin Luther King qu'elle croisera.

Au-delà des clichés, d'une destinée très souvent faite de paillettes, de bulles de champagne, de superficialité, d'artifices, ce magnifique album remarquablement écrit par José-Louis Bocquet, avec une Catel Muller fabuleusement inspirée au dessin, rend non seulement hommage à une femme qui traversa le vingtième-siècle avec la brillance d'un météore mais ils nous font découvrir une destinée dont on peut dire qu'elle n'était vraiment pas jouée d'avance, avec cette maman sans le sous abandonnée très vite par le géniteur de "Tumpie" et malheureusement guère plus aidée par un second mari certes débonnaire avec ses filles mais tombant peu à peu malade et alcoolique.

On découvre ainsi une jeune demoiselle drôle - quand peu de choses prêtent pourtant à rire dans son existence -, vive, sûre d'elle-même mais sans prétention ni vantardise, d'une maturité un peu surjouée sans doute mais qui lui permettra de faire son trou sans temps mort ou presque. La jeune fille va peu a peu se changer en femme au fort caractère, mais débordante d'amour pour son prochain, d'une capacité à l'empathie peu commune, et d'une joie à vivre emportant à peu près tout à sa suite.

Même dans ces dernières années très dures, où, l'âge faisant, elle ne remplit plus autant les salles qu'avant ; où, ayant dépensé sans compter, elle est obligée de vendre une bouchée de pain son grand projet des Milandes ; où les enfants deviennent grands et pas toujours aussi reconnaissant qu'on l'aimerait ; même en ces ultimes années, Joséphine Baker sut rester digne, belle d'une beauté devenue plus intérieure que physique, mais capable de faire venir encore à elle tout ce que comptait "le tout-Paris" des trente-glorieuses.

Même sans être fan de ce monde du "show-bizz", même sans ouvrir jamais le moindre magazine "pipeul", même sans écouter plus que cela la "variétoche", qu'elle soit d'hier ou d'aujourd'hui, difficile de ne pass succomber au charme incroyable de ce roman graphique - eut égard au volume conséquent de l'ouvrage, cette appellation boboïforme convient, pour une fois, très bien à cette magnifique geste biographique (même si cela demeure de la Bande-Dessinée, au fond). le dessin de Catel, faussement naïf, d'une stylisation et d'un sens du rythme impeccable, suggestif lorsqu'il le faut, poétique lorsque c'est indispensable, et quoi qu'il en soit toujours très évocateur des mondes successivement illustrés : des temps du Fox-Trot à ceux des années folles, du Charleston à la Résistance, de la Libération aux années Yéyé, tout y est juste, sans excès, sans fioritures excessives, sans le moindre mauvais goût. Avec son dessin noir et blanc en apparence si simple - quelques traits pour un visage, à peine plus pour un décors - Catel donne toute la mesure de son talent, capable d'évoquer scènes, époques, sentiments, passage du temps et enjeux extrêmement différents sans jamais mentir, en donnant à la réalité une consistance sans doute plus grande, car plus évocatrice que démonstratrice, que ne l'eût fait un plus classique dessin réaliste et coloré.

Les passionnés et les amateurs apprécieront les quelques cent dernières pages (d'un album qui en compte pas loin de six cent), qui donnent une chronologie détaillée de la chanteuse puis, comme si l'on venait d'assister à une séance de cinéma, de courtes mais instructive notices biographiques, «Par ordre d'apparition à l'image» des personnages principaux et secondaires de l'histoire de Joséphine Baker. Chacune de ces notices remet ces personnages en place dans le rôle qu'ils ont eut, les uns après les autres, dans l'existence endiablée de "Tumpie", cette jeune afro-américaine au destin aussi lumineux qu'improbable.

Le résultat, c'est un objet réellement très beau et qui, parce qu'il ne passe jamais sur les défauts, la légèreté parfois futile, les moments durs ou au contraire ceux un peu faciles, parvient à transcender totalement la fulgurance de cette femme pour le moins exceptionnelle qui ne fut toutefois ni une intellectuelle, ni l'égérie d'une seule lutte (tandis qu'elle le fut de plusieurs hommes...), ni un genre de modèle à suivre.

Joséphine Baker n'est ni une Rosa Luxembourg, ni une Louise Michel. Elle n'est pas plus une Karen Blixen, une Simone de Beauvoir ou une Marie Curie. Elle n'a pas grand chose de la trépidante Olympe de Gouges, et si l'on pourrait sans doute trouver un certain nombre de points communs avec la courageuse Rosa Parks, leurs caractères ainsi que leurs destins sont tellement éloignés que la comparaison tombe rapidement à plat. Pour autant, cette femme d'exception a, à sa manière, apporté sa pierre à la lutte contre toutes les formes de racisme, contre la xénophobie, contre la misère, contre les machismes. Elle ne l'a pas fait par des textes sérieux ni par des actes grandioses ou d'un courage à nul autre pareil (même si sa vie ne manque pas d'un certain souffle héroïque) mais elle a su, par le fait même de ce qu'elle était, femme, noire, pauvre et belle, et de ce qu'elle accomplit, qu'un destin de femme ne se résume pas aux fourneaux, à la prostitution ou à l'asservissement, quel qu'il soit.
Joséphine Baker fut une femme, jusqu'au bout des ongles, sans compromission et sans concession, sans donner de leçons autres que celle de sa propre existence, avec son caractère bien trempé et son goût de vivre.
C'est tout cela que cette bande-dessinée, parue il y a maintenant un an, raconte avec ferveur et talent. Ce qui était valable l'année de sa sortie le demeure plus que jamais en 2017 : à vos cadeaux !!!
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