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Critique de Arimbo


Le visage terrible de la Méduse peint par le Caravage et le titre de ce livre intriguent, et c'est sans doute le but recherché par Gérald Bronner, éminent sociologue, étant donné le sujet qu'il aborde dans Apocalypse cognitive.
Dans le texte, l'auteur expliquera que le mot apocalypse n'est pas à prendre dans le sens qui lui devenu commun, celui d'une immense catastrophe, d'un chaos final de la planète, mais bien dans son sens premier, tiré du grec qui est celui de dévoilement, de révélation; et que la Méduse est la réalité terrible de notre époque marquée par une certaine forme de déraison, que nous n'osons pas regarder en face, comme ce personnage de la mythologie grecque.

Car il s'agit bien de nous dévoiler, avec une argumentation fondée sur de nombreuses preuves scientifiques, que les humains, dont le temps de cerveau disponible a considérablement augmenté durant ces dernières décennies, ne l'utilisent pas pour se former, pour mieux comprendre le monde dans lequel ils vivent, mais, bien au contraire, ce temps libéré sert essentiellement à utiliser des processus profondément ancrés dans notre patrimoine génétique d'Homo sapiens, et plus largement d'hominidés et d'animaux.

L'ouvrage est structuré en 3 parties principales:

- Dans la première partie nous sont expliqués les facteurs qui ont contribué à nous dégager du temps libre, c'est à dire non employé au sommeil, au transport et au travail, aux tâches domestiques et aux activités sportives. Rien de neuf à ce sujet, progrès de la technologie dans tous les domaines, transport, automatisation et robotique ont réduit par exemple notre temps à parcourir de grandes distances, à exécuter des tâches ménagères, à échanger des informations, etc..Le temps de travail a baissé régulièrement. Ce qui est intéressant, c'est de nous rappeler combien ces progrès techniques ont suscité d'espoirs chez nos anciens en matière de développement de la connaissance et de la qualité de vie. Ainsi la citation optimiste de Jean Perrin datant d'il y a environ cent ans, qui rétrospectivement peut faire sourire, ou grincer des dents c'est selon: « les hommes libérés par la science vivront heureux et sains, et développés jusqu'aux limites de ce peut donner leur cerveau. Ce sera un Éden… » ou celles plus récentes relatives aux progrès de l'informatique vont très vite laisser place à une autre réalité. Et l'auteur nous montre dans ce chapitre que le temps disponible a été absorbé en majeure partie sur les écrans, conduisant majoritairement, surtout chez les plus jeunes, à une perte de disponibilité de l'esprit pour la contemplation ou même la rêverie, et une diminution inquiétante du temps de sommeil.

- Et qu'est ce qui se passe sur les écrans d'ordinateurs et de smartphones? C'est ce ce à quoi s'attache la deuxième partie, la plus passionnante et la plus argumentée, car Bronner, qui travaille beaucoup avec des neurobiologistes (ses travaux lui ont valu d'ailleurs de faire partie de l'Académie de Médecine) fait le lien avec les mécanismes comportementaux et cérébraux qui caractérisent notre espèce depuis l'origine et qu'elle a hérité, pour certains d'entre eux, de nos ancêtres simiens et pré-simiens. Après avoir décrit quelques particularités curieuses et uniques de notre cerveau importantes pour comprendre notre attitude face à internet telle la capacité à saisir une information qui nous concerne au sein d'un brouhaha de voix (effet dit « cocktail ») et au contraire notre difficulté à voir des images « parasites » ou secondaires lorsque notre cerveau concentre son attention sur un récit tel un film policier, Bronner passe en revue, et en n'est pas joli, joli, à quoi les humains passent majoritairement leur temps sur internet. Sans surprise, et cela a été déjà décrit dans d'autres études, le sexe, qui représente environ un tiers du traffic sur le web, 146 millards de vidéos visionnées par an en 2021, ces chiffres laissent rêveurs. L'auteur nous explique aussi que l'on trouve aussi parmi les visiteurs assidus, ceux des pays aux moeurs rigoristes, tels le Pakistan, l'Iran ou l'Arabie saoudite, je dis ceux volontairement, car si les statistiques ne peuvent identifier les individus, il fort à parier que ce sont majoritairement des hommes, puisque c'est déjà le cas en France où la gent masculine représente encore les trois-quarts dans une enquête récente. Plus intéressants sont les développements consacrés à deux émotions primaires, la peur et la colère. La peur ou l'hyper-vigilance à l'égard du danger peut être considérée comme un avantage sélectif qui a sélectionné dès l'apparition du genre Homo, et même à avant , les êtres les plus disposés à surestimer le danger. Comme l'écrit l'auteur, « nous sommes les descendants des peureux ». Mais ce qui était un avantage devient, à l'époque de l'internet et des réseaux sociaux, la cause du fameux principe de précaution, mais aussi de la propagation de craintes infondées et irrationnelles, telles celles du danger des vaccins, de la 5G, des compteurs Linky etc….qui aboutissent souvent à des incohérences de comportement, c'est à dire à vouloir une chose et son contraire. Dans le même ordre d'idée, l'agressivité et la colère qui représentent des émotions métamorphosées du danger, sont profondément enracinées dans notre cerveau. Et l'auteur nous montre de nombreuses études qui montrent que des informations se rapportant à des conflits entre personne se propagent beaucoup plus facilement sur le web, et font bien plus d'audience que des événements positifs. Et nous montre aussi que les médias d'information en continu l'ont bien compris, de même que les géants du web qui ont développé des algorithmes mettant en avant les événements de conflits. Et ainsi Bronner nous livre un décryptage de ce que des mécanismes mentaux hérités de nos ancêtres vont se retrouver considérablement utilisés et amplifiés par internet et surtout les réseaux sociaux, qu'il s'agisse de la curiosité (qui peut être un vilain défaut), la recherche à se distinguer des autres (pour autrefois se reproduire ou obtenir de la la nourriture), des croyances destinées à expliquer le monde qui entourait les hommes préhistoriques devenues ces théories diverses qui visent à simplifier un monde devenu toujours plus complexe. Et, bien entendu, le web offre une diffusion planétaire incomparable en vitesse et en nombre de personnes touchées. Et cette rapidité d'échange empêche de prendre le recul nécessaire et active les boucles addictives de notre cerveau. Bref, c'est à la fois passionnant et inquiétant, car on réalise que Cro-magnon n'est pas loin, que les espoirs fondés sur les progrès de la raison et de la science sont loins de s'être confirmés, que nous utilisons les outils modernes comme autrefois nos ancêtres les silex, les lances et les propulseurs.
- Enfin, la troisième partie aborde la question plus sociologique voire politique, de savoir qui manipule qui. Bronner y analyse en détail et avec de nombreuses références, la controverse selon laquelle les médias influencent nos goûts, comme le prétendent certains sociologues ou philosophes ou au contraire s'y adaptent, dans un logique de marché de l'offre et de la demande. le résultat est sans appel. Bien que beaucoup s'en défendent, ce sont les programmes qui ne demandent qu'un minimum d'attention et de réflexion qui font de l'audience TV; en 2014, année de son prix Nobel de littérature, Patrick Modiano aura un nombre de citations sur les réseaux proches de zéro, en comparaison de celles de Nabila! L'auteur montre que théories de philosophes, linguistes ou sociologues tels Marcuse, Adorno Gramsci, Chomsky, ou encore Bourdieu ou Debord , qui postulent que ce sont les hommes de pouvoir, les capitalistes entre autres, qui ont dès le départ utilisé les instruments de l'information pour asseoir leur domination sur les faibles, ne résistent vraiment à l'analyse des faits. Néanmoins, ce n'est pas le cas pour les néo-populismes qui utilisent sciemment les ressources d'internet et des réseaux sociaux pour promouvoir une démagogie sociale qui prétend s'adresser directement « au peuple » en ne passant pas par les médias, aux mains des soi-disant « élites », pour imprimer l'idée d'une «démocratie directe » passant par les réseaux sociaux, par les fameux référendums d'initiative citoyenne (comme si une génération spontanée d'idées pouvait se faire à partir d'un « peuple » au contours incertains), avec un discours qui s'adresse à notre cerveau primaire et ses ressorts archaïques que sont la peur, la « colère », la réaction immédiate, etc….

Dans sa conclusion, Gérald Bronner appelle à une prise de conscience planétaire de cette apocalypse cognitive, ce qu'il intitule avec humour la lutte finale, et nous rappelle que notre cerveau a toutes les ressources disponibles pour décider de son destin. Je suis beaucoup moins optimiste, voyant déjà, et c'est un point que n'évoque pas l'auteur, qu'une partie non négligeable de notre humanité vit dans des régimes dictatoriaux voire totalitaires, où l'expression est sous contrôle.

En conclusion, un ouvrage salutaire parmi d'autres de l'auteur tels la démocratie des crédules, ou d'autres remarquables par exemple ceux de de Empoli.
C'est aussi plein d'humour et de dérision, ce qui facilite la lecture.
Bien qu'il soit abondamment documenté, et fait appel à de nombreuses références scientifiques sérieuses, on peut reprocher, mais sans doute cela aurait été trop long, de ne voir que les motivations primaires («préhistoriques ») du plus grand nombre, et de ne pas mettre suffisamment l'accent sur la capacité de réflexion, de raison des humains. Après tout, le populiste Trump n'a pas été réélu, et il y a quand même des démocraties raisonnables. Mais le danger est réel, pourrait faire sombrer notre humanité, et une prise de conscience est urgente.
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