« Console-toi, tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais trouvé. »
Blaise Pascal, Pensées.
Longtemps j'ai tourné en rond autour de ce livre de Neige Sinno, Triste tigre. Longtemps j'ai tourné autour de ma page blanche en me demandant ce que j'allais parvenir à écrire, comment décrire mon ressenti, comment le décrypter, le comprendre, l'apprivoiser.Tout a été déjà dit ou presque sur ce livre.
J'ai peine à dire que j'ai été bouleversé par ce livre. En quoi ma parole de lecteur est-elle autorisée à dire que j'ai été bousculé, dévasté ? Car je l'ai été, oui. Mais comment dire la sidération devant l'innommable, l'insoutenable, l'irréparable ? Que sont les mots d'un lecteur, son ressenti, quand la chair d'une enfant a été violée jusqu'à son âme, jusqu'à détruire cette enfant, quelqu'un qui grandira avec cela, vivra chaque instant du reste de sa vie avec cela dans sa chair ?
Alors j'ai eu envie de dépasser le piège de la sidération, car il me semble que Neige Sinno m'invite sur un autre chemin moins facile, mais plus inspirant.
Neige Sinno nous offre un texte hybride, une non-fiction, elle convoque la littérature comme un chemin détourné pour évoquer ses viols répétés par son beau-père durant sept ans, de l'âge de sept ans à celui de quatorze-ans, jusqu'à son procès où il avouera et sa condamnation à neuf ans de prison, qu'il n'accomplira pas en totalité compte tenu d'une remise de peine pour bonne conduite.
Je me suis demandé où Neige Sinno m'entraînait, quel était le sens de ce texte en forme de kaléidoscope, « de pollinisation aléatoire », comme elle aime le dire, ce n'est ni un témoignage, ni une confession, ni une catharsis.
« Ami lecteur, amie lectrice, ma semblable, ma soeur, voici donc un aveu que je me dois de te faire, car je ne nourris point le désir de te fourvoyer : prends garde à mes propos, ils avanceront toujours masqués. Ne prends pas ce texte dans son ensemble pour une confession. Il n'y a pas de journal intime, pas de sincérité possible, pas de mensonge non plus. Mon espace à moi n'est pas dans ces lignes, il n'existe qu'au-dedans. »
Le livre m'est apparu comme une longue interrogation de Neige Sinno dans sa manière de raconter ce qui lui est arrivée.
C'est une réflexion frontale, vertigineuse sur le mal, les yeux dans les yeux. Neige Sinno déconstruit le mythe de ces prédateurs que l'on croise dans l'actualité des faits divers, l'absurde empathie qui les caractérise, ce qui en eux peut encore continuer de fasciner un auditoire lors d'un procès.
C'est justement ce mal qui ne ressemble pas au mal, sinon ce serait trop facile. Il n'y aurait pas autant de victimes comme elle si ce mal s'affichait comme tel, mais ce mal se déguise, en beau-père bienveillant, en voisin chaleureux, en type toujours généreux prêt à se mobiliser pour venir en aide à son prochain, quelqu'un de courageux et de dévoué, sur lequel on peut toujours compter... Des gens sont même venus témoigner à la barre pour dire cela... Cela a compté, il méritait quinze ans de prison, il n'en a pris que pour neuf et avec les remises de peine, - son comportement exemplaire en prison, il n'en aura fait que cinq. C'est quoi un comportement exemplaire ? Puis il s'est remarié, a eu quatre autres enfants. le mal c'est cela aussi, cette capacité insidieuse qu'ont les prédateurs et autres pervers narcissiques à porter un masque qui séduit si facilement...
C'est un cliché de penser qu'on peut se libérer d'un si lourd fardeau, en posant des mots, en les assemblant pour en faire un récit. C'est ce que la société veut nous faire croire.
La littérature ne sauve pas. Elle permet tout juste une consolation.
Pourquoi être sauvé d'une chose si grave, si impardonnable ? Survivre. Elle est quelqu'un qui survit, mais le mythe du survivant n'existe pas et Neige Sinno me le rappelle à chaque page, dans cette confrontation de sa mémoire avec le temps, le passé, le présent, le futur, avec le mal qui sera toujours là en embuscade.
Alors elle reprend à son compte cette phrase de Virginia Woolf : « Exister à mon tour par le biais de quelque chose que je n'ai pas fait mais qu'on m'a fait. Quel cauchemar ! » Tout est presque dit dans ces mots.
Il ne faudrait pas que le lecteur que nous sommes se méprenne sur ses intentions. Neige Sinno survit par instinct. Comme l'arbre, la pierre, l'animal. Elle en est ressortie non pas moins indemne, mais du moins vivante et tient à nous le dire.
Souvent j'ai pensé que Neige Sinno avait eu ici le souci de protéger d'autres enfants.
Neige Sinno convoque la littérature, le romanesque, confrontant la fiction à la non-fiction. C'est l'autre richesse originale de ce livre, se différenciant d'autres récits. Elle confronte son narratif vrai à d'autres qui sont vraisemblables. Elle casse des mythes, celui de la victime, celui de l'agresseur, celui du mal... C'est une vie fracassée et il lui semble que la littérature a permis à certaines personnes, - des écrivaines aux vies fracassées, d'accéder à un territoire où elles sont devenues, d'une certaine manière, plus libres.
Ce qui libère c'est aussi d'accéder à quelque chose de plus grand que le malheur. Plus grand que la douleur, que leur expérience personnelle, que l'intensité qui marque à jamais, plus grand que le ressentiment, la haine, le désir de mort de celui qui fut le prédateur et le restera à jamais. Plus grand que la violence, contre soi, contre l'autre qui a fait ça. Exister avec cela. Poser un fardeau dans une écriture emplie de doutes et laisser ce poids s'en aller, pour qu'il ne reste plus que de la douceur, non pas pour oublier, non pas pour pardonner, mais tout simplement pour ne pas rajouter du mal au mal.
Alors Neige Sinno me dit : « Se tenir à distance, voisin des ténèbres, un monde qui se trouve juste à côté du nôtre. »
Elle n'évite rien, laisse tout venir en elle, sortir d'elle, de ses pensées, de ses gestes... Elle va très loin dans ce qui peut être avoué, elle va dans l'intime des choses, ses pensées secrètes, parfois inavouables. D'aucuns diront que ce texte est impudique, je ne l'ai jamais senti à aucun moment de ma lecture car c'est autre chose qu'elle cherche à nous dire dans ce texte d'un courage incroyable.
En littérature, on peut tout dire... L'impudeur n'est pas dans ce qu'on dit, mais dans la façon de le dire et dans la façon de le recevoir.
Ce qui a tout d'abord désarçonné le lecteur que je suis, c'est de ne pas savoir vers quelle destination elle m'embarquait et au bout du voyage de ne pas toujours savoir jusqu'à quel rivage elle m'a amené, à quelle destination je suis parvenu. Qu'importe !
J'ai continué de cheminer en ces pages...
Alors peu à peu j'ai commencé à comprendre pourquoi j'avais tant de mal à cerner ce livre. J'étais perdu dans ses tâtonnements. J'ai compris alors que la force de ce livre était sa manière d'échapper au lecteur, d'échapper à son autrice aussi.
Tout au long de ce texte balbutiant, fragmenté, hésitant, mais dans une écriture formidable et qui tient, Neige Sinno tente de construire un récit sans peut-être ne jamais y parvenir, ce n'est pourtant pas cela l'essentiel. L'essentiel est ailleurs.
La forme du livre traduit ce qu'elle est, là où elle est arrivée c'est-à-dire peut-être nulle part encore, elle est encore en chemin, elle avance avec cela, avec cette histoire en elle. Elle est cette histoire qui chemine encore.
Elle nous dit surtout en creux ce que ce livre n'est pas, ce serait si simple de pouvoir en cerner les contours. Mais il y a tant de questionnements de sa part. Peut-être que c'est dans cet égarement, dans cette errance, qu'elle se retrouve et moi aussi... C'est peut-être dans cette hésitation, dans ses propres tâtonnements, qu'elle découvre sa propre résilience...
Est-ce un livre où Neige Sinno me dit tout simplement qu'elle ne sait pas toujours quoi faire de cette histoire ? Elle nous dit cela, à chaque page..
Ce qu'elle est aujourd'hui, sa manière d'être, d'affronter le monde, d'aller à la rencontre des autres, son rapport aux autres, ses proches, son rapport à soi, elle le doit peut-être à cette histoire horrible qui l'a indubitablement façonnée.
C'est une déambulation qui éclaire son histoire.
« On apprend à vivre en sachant que ce monde sera toujours là, au détour du chemin.
C'est un monde où victime et bourreau sont réunis. Je crois que ce sont les mêmes ténèbres, ou presque les mêmes. C'est un monde où l'on ne peut pas ignorer le mal. Il est là, partout, il change la couleur et la saveur de toute chose. L'ignorer ou l'oublier n'est pas une option, car plus on le fuit, plus vite il vous rattrape. Mais on peut se maintenir au bord sans y pénétrer. Apprendre à rester sur le seuil de ce monde, voilà le défi, marcher comme des funambules sur le fil de nos destinées. Trébucher mais, encore une fois, ne pas tomber. Ne pas tomber. Ne pas tomber. »
Je remercie ma fidèle complice Anna (@AnnaCan) pour m'avoir de nouveau accompagné dans cette lecture difficile, mais ô combien inspirante.
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