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Critique de Soleney


[Avertissement : cette critique va spoiler sans vergogne toute l'histoire de la trilogie et le passé de chaque personnage. Ainsi qu'entamer un débat éthico-religieux potentiellement rasant. Vous aurez été prévenus !]

Peut-on vraiment ranger ce livre dans la littérature jeunesse ?
Personnellement, je l'aurais mis avec les ados à cause des sujets abordés (la religion, le pouvoir, le passage à l'âge adulte, la question du courage et de la lâcheté…). J'ai lu cette trilogie quand j'avais 9 ans, et je peux vous assurer que j'ai raté pleeeiiin de choses.
L'édition Folio indique que c'est une série qui se lit à partir de 10 ans. Pour moi c'est une hérésie. Vu la complexité de certains sujets, je dirais que ça ne devrait pas être conseillé avant 13-14 ans. Ma première lecture était pénible, j'ai dû me forcer pour arriver au bout. La seconde (quand j'avais 14 ans, justement), m'avait à la fois emballée et désarçonnée. Car Philip Pullman inverse le système de valeur de notre société : Lyra, la jeune héroïne, est aidée par des gitans et des sorcières, et lutte contre l'Église, entité toute-puissante, machiavélique et manipulatrice. Tous les humains sont liés à des dæmons, qui ne sont pas des êtres maléfiques, mais des sortes d'anges gardiens – à quelques détails près, puisqu'ils font partie intégrante de l'homme et qu'ils font plus office de moi profond que de conscience morale.
Âgée de 9 ans et dotée d'une éducation catholique, j'ai eu du mal à faire la part des choses, j'avais rejeté en bloc tous ces concepts étranges. C'est en partie la raison pour laquelle je n'avais pas aimé ce livre – ça et les descriptions trop nombreuses et trop longues pour mon âge. À 14 ans, bien que déstabilisée, j'avais beaucoup aimé l'écriture et l'histoire, très travaillée. J'admirais aussi beaucoup Lyra, héroïne impétueuse. Et aujourd'hui, je trouve que c'est un point de vue original et intéressant, doublé d'un monde très bien construit. C'est maintenant que je me rends compte à quel point Pullman a travaillé sur son histoire, car plein de détails cruciaux se recoupent d'un tome à l'autre et permettent le bon déroulement de l'aventure.

Mais quelle était l'intention de l'auteur en écrivant ce livre ? Est-ce une critique socio-religieuse qui cherche à pousser les enfants à voir au-delà des préjugés, au-delà des carcans de la religion, ou juste un jeu de l'auteur qui s'amuserait à perturber le lecteur ? Car quel enfant pourrait comprendre toutes les subtilités de cette histoire ? Mes souvenirs remontent à loin, mais il me semble que j'étais passée à côté de la plupart des double-sens.
Enfin, quand double-sens il y avait, car le discours est parfois clairement antireligieux et Pullman taille dans le vif sans hésiter. Je cite Ruta Skadi, reine des sorcières : « Voilà ce que fait l'Église [mutiler des enfants], et toutes les Églises ont le même objectif : contrôler, détruire, anéantir tous les bons sentiments. C'est pourquoi, si une guerre éclate, et si l'Église se trouve dans un des deux camps, notre devoir est de nous engager dans le camp d'en face, même si, de ce fait, nous nous trouvons en compagnie d'étranges alliés. » (J'ai publié le passage en entier dans les citations.) Alors certes, vous pourrez contrer que c'est une sorcière qui parle, et qu'il est donc normal qu'elle soit contre l'Église. C'est pas faux. Mais dans le monde de Lyra, les sorcières ne peuvent pas être diaboliques puisque les dæmons SONT les compagnons des humains. D'ailleurs, je n'ai repéré aucune allusion à propos d'une chasse aux sorcières, actuelle ou passée. Mais après tout, « la religion chrétienne n'est qu'une erreur fort puissante et convaincante, rien d'autre », comme l'affirme le docteur Mary Malone, nonne en reconversion. Voilà qui est radical !
Mais bon, si c'était un livre adressé aux ados ou aux adultes, que m'importerait ? Chacun pense ce qu'il veut, et même si j'ai un point de vue différent de l'auteur, c'est une super série que je suis contente de connaître. Le seul souci : c'est un livre qui est supposé s'adresser à des enfants. Et pour moi, on ne peut pas émettre un avis aussi tranché devant eux, surtout par rapport à la religion – c'est le meilleur moyen de développer la haine ou la crainte de ceux qui pensent différemment de soi.
Mais peut-être que je dramatise. J'ai beau avoir lu ce livre trois fois (gamine, ado et adulte), ça n'a pas changé mes convictions. Ça ne les a même pas faites vaciller, en réalité.
De toute façon, Pullman s'adressait-il vraiment à un public de 10 ans ? Pas sûr, d'autant plus que certaines maisons d'édition peuvent baisser la limite d'âge de leurs livres, histoire de viser un lectorat plus large.

Parlons un peu des personnages.
L'héroïne est très complexe. Au début, c'est une gamine assez simple : elle aime se battre avec les enfants de la ville et les petits gitans, se couvrir de boue par la même occasion, fuir ses leçons pour s'échapper sur les toits et cracher des noyaux de prune sur les Érudits, explorer les catacombes de son Collège en compagnie de son ami Roger… C'est une enfant sauvage qui vit pleinement et dotée d'un caractère de feu. Quand j'étais jeune, elle m'impressionnait.
Et en fait, elle m'impressionne toujours.
Mais il serait faux de dire que rien ne lui fait peur. Elle est téméraire, audacieuse, et elle s'efforce de se dépasser car elle a des limites. Elle a assez de niaque pour vouloir aller au-delà de ses peurs et accomplir ses rêves. Quitter le Jordan College pour aller dans le Nord n'était pas facile. S'enfuir de chez Madame Coulter, sa tutrice, ne l'était pas plus. Se faire passer pour le dæmon d'Iorek à la cour des panserbjornes était presque un acte de folie suicidaire. Tout comme beaucoup de décisions qu'elle est amenée à prendre au cours de ses aventures, ce n'est pas facile, mais c'est nécessaire. Elle n'a pas vraiment le caractère d'une fillette de 12 ans. On lui donnerait plus facilement 15 ou 16 ans. Et encore, elle serait bien mature pour une ado !
Les autres personnages ne manquent toutefois pas de charisme : Lord Asriel tout particulièrement, est quelqu'un de fascinant car on ne sait jamais ce qu'il pense, ni ce qu'il veut. Ce n'est que dans La Tour des Anges qu'on connaît son objectif. En revanche, en tant que père, il est particulièrement raté : dans le tome 1, il retrouve sa fille qu'il n'a pas vue depuis des mois après avoir été emprisonné par les ours polaires et menacé de mort. Comment réagit-il, à votre avis ?
1. Il pleure de joie,
2. Il garde sa dignité, mais il est visiblement fier de tout ce qu'elle a fait,
3. Il s'en fiche,
4. Il l'envoie chier et la trahit.
Réponse 4…
Ce mec n'est PAS le meilleur des pères. Mais il impressionne Lyra parce qu'il a de la classe et qu'il est mystérieux, donc bon. On lui pardonnerait presque…
Madame Coulter, elle, est… À l'opposé d'Asriel. Elle, on ne peut pas l'aimer : elle est cruelle, elle est factice, menteuse, manipulatrice, opportuniste, égocentrique, mais elle aurait pu faire du mannequinat parce qu'elle a un charisme magnétique. C'est un vrai serpent, et elle n'hésite pas à tuer ses proches pour plus de pouvoir. Elle a même « vendu son âme au diable » en s'investissant complètement dans l'Église pour torturer des enfants et détruire la Poussière. Lyra apprend très vite à la détester – tout comme nous.
Et pourtant, c'est sa mère. Et heureusement, les instincts maternels sont plus forts que son caractère de chien et la poussent à protéger sa fille – quelques fois… Sans cela, sans cet instinct, elle n'aurait sûrement pas retourné sa veste pour la sauver. C'est donc un personnage TRÈS ambigu, et surtout, à l'opposé du stéréotype qu'on se fait du parent disparu dans les histoires pour enfants. C'est vrai, quoi ! Habituellement dans un livre jeunesse, quand le héros retrouve sa famille disparue, c'est le happy end. Mais pour commencer, Lyra n'a jamais cherché ses parents (parce qu'elle les croyait morts), l'histoire ne s'arrête pas au moment où elle découvre ses origines (loin de là), et elle va passer une bonne partie de ses aventures à les affronter. Finalement, elle s'est contenté de sauver le monde – les mondes – du totalitarisme religieux dont sa mère est un suppôt. Sacrée fillette.
Will, quant à lui, ressemble beaucoup à Lyra par certains côtés. Il est volontaire, il ne peut pas compter sur ses parents, il a appris à se débrouiller tout seul, il est obligé de prendre des décisions très difficiles pour son âge… Mais comment peut-il laisser sa mère chez une prof de piano qu'il n'a pas vue depuis plus d'un an ? Encore, s'il la voyait toutes les semaines, j'aurais compris, mais là, même s'il n'avait personne d'autre vers qui se tourner, comment se fait-il que cette femme ait accepté ? C'est un peu gros à avaler. « Elle ne vous gênera pas, je vous le promets ! » « Alors pourquoi tu t'en débarrasses ? » aurais-je été tentée de répondre. Il n'y avait pas un prof de son école à qui il pouvait faire confiance ?
Et quand il débarque dans un autre monde, sa première réaction, c'est de prendre un soda dans un distributeur et de le boire en regardant la mer…
Pardon ?
Mais merde, Will ‼ T'es dans un monde parallèle, putain ! Tu ne savais même pas que ça existait ! Un peu d'émotion, que diable ‼
On ne ressent chez ce garçon aucun sentiment de stupéfaction, d'ahurissement, de vertige, d'éblouissement, ou toute autre émotion extra forte qui AURAIT DÛ le saisir net. C'est sans aucun doute le passage qui m'a donné le plus de fil à retordre.
D'autres personnages sont très importants, comme Roger, l'ami par lequel démarre cette aventure (c'est pour aller le sauver que Lyra veut tellement aller dans le Nord), Iorek Byrnison, le roi des ours et un des meilleurs alliés de Lyra, le docteur Malone (une des rares adultes à prendre les enfants au sérieux), Lee Scoresby, l'aéronaute (j'aurais voulu qu'il reste un peu plus longtemps…), Serafina Pekkala, la sorcière… Ça fait beaucoup et j'en oublie pas mal, mais pas une seule fois, je ne me suis perdue. Les caractéristiques de chacun sont suffisamment fortes pour qu'on s'y retrouve.

Mais outre cette panoplie de personnages, le plus gros point positif de la saga, c'est le monde de Lyra. La magie n'y existe pas vraiment, mais on pourrait facilement le qualifier de merveilleux car il y vit des créatures surnaturelles – spécialement dans le Nord : sorcières, panserbjornes, montres des falaises… Il ressemble beaucoup à notre univers version 19e siècle, jusque dans les noms des pays (Anglia, Moscovie, Tartares…). Sauf que la solitude n'y existe pas. Chaque être humain est épaulé par son dæmon, envers qui il a un lien d'amour et de confiance très puissant (au point que Lyra est horrifiée quand elle rencontre Will).
Personnellement, je pense qu'ils représentent le moi profond de chaque être humain parce qu'ils réagissent aux émotions de leur partenaire, mais sans chercher à les masquer. Marisa Coulter en est un exemple assez intéressant, puisque c'est le personnage qui cache le plus son jeu. Son dæmon est une horrible petite teigne cruelle et mesquine – et finalement, c'est ce qu'elle est. Elle se donne des airs de sainte-nitouche pour amadouer et manipuler, mais il suffit de regarder son singe pour se rendre compte de sa méchanceté. D'ailleurs, ils n'ont pas l'air d'avoir un lien très affectueux. Ça ressemble plus à une relation dominant-dominé qu'à une relation amicale. Il y a aussi des exemples plus généraux : un dæmon agité est la preuve que son humain est stressé, même s'il n'en montre rien. Et lors d'une querelle, les hommes se réfèrent souvent à l'attitude de leur dæmon pour savoir qui l'emporte.

En résumé, deux gros points positifs : les personnages, et le monde. Mais il y a en plus quelques petits détails que j'ai particulièrement appréciés :
- Dans le tome 1, j'ai ressenti au travers de Lyra une certaine fascination pour le Nord (terre de glace et de magie, de lumières, de dangers et de mystères). C'est si bien retranscrit que je crois que l'auteur a transposé ses sentiments à son héroïne au lieu de lui inventer cette passion ;
- À Jordan College, il y a des majuscules aux intitulés des postes (le Bibliothécaire, le Majordome), et même aux lieux (les Jardins du Collège, la Bibliothèque), pour donner un caractère ronflant aux Érudits. D'ailleurs Lyra, malgré son jeune âge et le fait qu'elle ait passé sa vie à grandir là, a un regard assez critique et moqueur sur cet étalement de sciences et de titres ;
- Dans le 2e tome, il y a des symboles dans les marges : un arbre, une épée, une boussole, et de temps en temps, une étoile. Petite, ça me turlupinait qu'ils ne suivent pas la typographie du premier tome. Pourquoi avoir mis des dessins dans le second volume et pas dans le premier ? Au début, ils semblent suivre un ordre précis (arbre-épée-boussole-épée-arbre), puis je me suis rendue compte que le nombre de pages marquées était inégal, et enfin, que l'ordre n'était pas respecté. C'était un mystère complet, pour moi.
Grande, il m'a suffi de 5 minutes pour comprendre que chaque symbole correspond au monde dans lequel se passe l'action : l'arbre pour celui de Will, l'épée pour Citàgazze, la boussole pour celui de Lyra, et l'étoile… Les symboles changent quand les personnages passent dans un autre monde, ou qu'on suit d'autres protagonistes qui sont dans un autre monde ;
- La fin n'est pas un happy end. Les personnages principaux perdent tous au moins une chose à laquelle ils tiennent : la capacité à comprendre l'aléthiomètre, la personne qu'ils aiment, le pays des mulefas pour Mary, etc. Lyra a perdu son innocence, remplacée par une expérience amère, et son attitude vis-à-vis des adultes est différente – on s'en rend compte dans le tout dernier chapitre. C'est peut-être ce livre qui m'a donné le goût des fins mitigées, car certes, c'est une conclusion un peu triste, mais elle est vraie. Beaucoup de livres s'efforcent de s'achever sur une note joyeuse qui ne colle pas avec le reste de l'histoire. Pas À la croisée des mondes.

Mais j'ai aussi relevé quelques incohérences dans cette loongue saga :
- Lors de la bataille de Bolvangar, Lee Scoresby intercepte Lyra pour l'emmener en ballon vers Svalbard, mais pourquoi ? Ce n'était pas prévu, et c'est un risque inutile à faire prendre à une fillette. Comment les gitans ont-ils pu laisser faire ça ? Laisser partir une fille, un aéronaute et un ours dans une forteresse imprenable d'ours géants ennemis (en compagnie de quelques sorcières, certes, mais elles ne sont là que pour faire le trajet) ?
- Évidemment, il y a la réaction de Will quand il arrive à Cittàgazze ;
- Et puis, il y a le fait que, lorsque Mme Coulter est faite prisonnière par Asriel, ce dernier l'emmène à ses réunions de généraux, histoire qu'elle puisse avoir vent de leurs dernières stratégies et de leurs équipements. Car ils lui font aussi visiter leur armurerie, et lui font même une simulation avec leur meilleure arme ! Comme ça, si jamais elle arrive à s'échapper, elle pourra tout répéter à l'Église et faire échouer leur mission.
C'est tellement intelligent, de la part d'un homme tel que Lord Asriel…
- D'ailleurs, l'auteur ne dit pas ni comment ni pourquoi sa forteresse a été bâtie. Elle se situe dans une dimension où toute vie a disparue, elle est tellement énorme qu'on dit que la construction a dû prendre des années, mais QUI et QUAND ? Ça n'a pas pu être le père de Lyra, puisqu'il vient d'y arriver. Ça n'a pu être aucun de ses sbires, puisqu'il n'a mis que quelques mois (voire moins) pour rassembler des millions et des millions de gens et d'espèces différentes. D'ailleurs un personnage – je ne sais plus lequel – dit que ce rassemblement a dû prendre des décennies de préparation. Et comment est-ce possible ?? Asriel doit avoir, quoi, quarante ans ? Vous n'allez pas me dire que c'est à l'âge de 10 ans qu'il prend contact avec d'autres univers pour réunir une armée de dingue et renverser Dieu ?

Mais à part ces quelques petits détails pas très crédibles, l'auteur a accompli un formidable travail en créant cette trilogie. C'est une oeuvre qui a marqué mon enfance et mon imaginaire, a soulevé beaucoup de questions en moi et me hante encore aujourd'hui (sinon pourquoi l'aurais-je relue ?). Il y a certes quelques longueurs, quelques descriptions qui auraient gagné à être écourtées, mais c'est une histoire forte.
Une série à lire, vraiment.
Sauf pour les enfants…
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