AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de HordeDuContrevent


Énorme coup de coeur pour ce livre post-apocalyptique d'une auteure autrichienne qui m'était inconnue, Marlen Haushofer.

Que le terme de post-apocalyptique ne fasse pas peur aux lectrices et lecteurs non féru.e.s de science-fiction : cela n'est qu'un prétexte pour ce très grand livre, un prétexte pour distiller de façon originale son essence principale, à savoir celle de la condition humaine dans son rapport à la nature et aux animaux.
Il n'est point question d'explications scientifiques, de causes écologiques ou extra-terrestres : nous ne savons pas ce qui s'est passé et finalement peu importe. Tout est centré sur les réactions d'une femme dont on ignorera le nom jusqu'à la fin dans un contexte extra-ordinaire qui la plonge dans une lutte pour sa survie en pleine montagne bavaroise.

D'ailleurs que s'est-il passé ? Brutalement isolée du reste du monde par un mur invisible, une frontière immatérielle en réalité très symbolique, une femme se retrouve isolée dans un chalet en pleine montagne, soudain confrontée à elle-même et à une nature peu amicale, avec un enjeu immédiat, celui de la survie. En une nuit, sa vie passée et tout ce à quoi elle tenait lui ont été été volés de façon mystérieuse. Elle comprend peu à peu qu'elle est seule, seule survivante d'un phénomène qui la dépasse, toute vie ayant été pétrifiée au-delà de ce mur. Nous lisons son journal de bord, l'écriture, avec peu à peu la contemplation de la nature, étant la seule activité lui permettant de s'occuper l'esprit, sinon rien, pas de livres, pas de conversations, pas de musique, rien.

Il ne se passe rien dans ce livre sinon. Oui rien. Et tout. La peur, la solitude, le dur labeur pour sa survie, et ses relations complices et profondes avec les animaux, notamment son chien Lynx, ses chats, sa vache, en sont les seuls ingrédients. Et quelle incroyable richesse, que de réflexions profondes, essentielles, derrière cette absence d'aventures ! le livre m'a happée au fur et à mesure que cette femme devenait plus rien…du moins un être aspiré peu à peu par quelque chose de plus grand qu'elle. Elle s'efface, s'oublie, se fond, comme si la forêt avait commencé à allonger en elle ses racines et c'est aussi ce que nous ressentons confusément en avançant dans le livre :

« Dans le silence bruissant de la prairie, sous le ciel immense, il m'était presque impossible de rester un moi unique et séparé, une aveugle petite vie entêtée qui refusait de se fondre dans la grande communauté. Autrefois j'avais tiré toute ma fierté d'être une telle vie, mais sur l'alpage cette vie m'apparaissait misérable et ridicule, un néant bouffi d'orgueil ».

Le rapport au temps est autre, un temps pas cadencé par des milliers de montres, l'apparence physique secondaire, les repas se font au rythme de ce qu'offre la nature, les conditions pour obtenir sa pitance fastidieuses, les relations aux animaux sont plus profondes et instinctives. le mur aura réussi à tuer l'ennui, la vacuité, et à faire du moment présent le seul temps à conjuguer. Malgré ça : « Ce n'est pas que je redoute de devenir un animal, cela ne serait pas si terrible, ce qui est terrible c'est qu'un homme ne peut jamais devenir un animal, il passe à côté de l'animalité pour sombrer dans l'abîme ».

Et peu à peu cependant, à mesure que la terreur de la fin se profile, la beauté pure émerge, la splendeur de la vie à l'état brut, sans souvenir ni conscience, sans désir, comme ce que vivent sans doute les animaux…un monde de terreur et de ravissement.

« Comme il faisait clair plus longtemps que dans la vallée, je passais les belles soirées assise sur un banc, enveloppée dans mon vieux loden, à contempler le ciel qui se teintait de rouge à l'ouest. Plus tard je voyais la lune s'élever et les étoiles s'allumer dans le ciel. Lynx était couché à côté de moi sur le banc. Tigre poursuivait les papillons de nuit, petite ombre grise qui bondissait de touffe en touffe ; puis, fatigué, il s'enroulait sur mes genoux et se mettait à ronronner à l'abri de mon manteau. Je ne pensais à rien, je n'avais plus ni souvenir ni peur ».

« le mur invisible » distille en nous comme un doux poison qui nous permet, avec cette femme, de nous libérer de nous-même. de franchir un certain mur intime, une barrière sociale. Ce livre est un chef d'oeuvre qui n'a pas été sans me rappeler « La constellation du chien » de Peter Heller, avec là encore la présence salvatrice d'un chien, sauf que dans ce livre, il restait quand même quelques humains avec lesquels communiquer. C'est ce rien, cette solitude extrême et irrémédiable, cette robinsonnade sans retour, qui rend ce livre unique, expérience de lecture qui touche en nous lecteurs à la fois ce qu'il y a de plus vivant et de plus terrifiant, un peu à l'image de ces cyclamens :

« À la montagne, quand ils sont déjà en fleur en juillet, on dit que l'hiver sera précoce. Dans le cyclamen, le rouge de l'été et le bleu de l'automne se fondent en mauve et leur parfum semble retenir une dernière fois la douceur passée ; mais si on le respire trop longuement, on y sent une tout autre odeur, celle de la décomposition et de la mort. J'ai toujours cru que le cyclamen était une fleur très singulière et un peu effrayante ».

Le mauve, la couleur de l'apaisement et de la spiritualité. Ce livre, mauve, est en effet très singulier et un peu effrayant…Il m'a fait écho de façon troublante. Je ne suis pas prête de l'oublier tant les questionnements et problématiques soulevés sont multiples et intimes.
Commenter  J’apprécie          14348



Ont apprécié cette critique (128)voir plus




{* *}