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Citation de hcdahlem


(Les premières pages du livre)
« 29 avril 1983
POUCETTE
Maman
« Mon mari va me tuer ! Vous entendez ce que je vous dis, monsieur Vidame ? Mon mari va me tuer ! »
Tu l’as répété au moins trois fois, maman.
Mon mari va me tuer !
Mon mari va me tuer !
Mon mari va me tuer !
Vidame ne t’a pas répondu. Il s’est contenté de regarder sa montre, une grosse montre dorée, pour bien faire comprendre qu’il était pressé. Il a soupiré aussi, il a levé les yeux au ciel, enfin au plafond de notre appartement, aux toiles d’araignée et aux morceaux de peinture qui se détachaient en flocons, comme un sachet de chips crevé.
C’était il y a plus de dix ans. Je n’aimais pas Vidame. Toi non plus maman, je le sais, tu ne l’aimais pas ! Mais tu étais bien obligée de faire semblant.
Ce soir-là, Vidame a encore regardé sa montre. Est-ce qu’il vérifiait si elle était toujours accrochée à son poignet ? Si l’homme invisible ne s’était pas introduit dans notre salon pour lui voler ? Il a mis dix secondes pour répondre.
— Je suis désolé, Maja, je suis travailleur social, pas policier. Le seul conseil que je peux vous donner, c’est d’aller porter plainte. C’est l’unique façon de vous protéger.
Maja…
Ça me faisait toujours drôle, maman, quand Vidame t’appelait par ton prénom.
Maja.
Comme s’il était un ami, ou qu’il appartenait à notre famille. Toi tu l’appelais toujours monsieur Vidame. Je ne savais même pas, à ce moment-là, quel était son prénom.
Tu tremblais, maman. Tu éparpillais des feuilles devant toi, je les reconnaissais, c’étaient celles qui te faisaient pleurer chaque fois que tu les trouvais dans la boîte aux lettres. Et chaque fois que tu déchirais une nouvelle enveloppe, tu murmurais Je ne m’en sors pas. Mon Dieu, je ne m’en sors pas.
J’ai vu tes mains s’approcher de celles de Vidame. J’ai deviné ce que tu avais envie de faire : l’attraper par les poignets, comme quand tu étais énervée contre moi. Le forcer à te regarder dans les yeux ! Mais tu t’es contentée de les poser sur la table et de le supplier.
— Je veux seulement de l’argent, monsieur Vidame. Juste un peu d’argent. Mon mari va rentrer. Il va m’en réclamer. S’il ne trouve rien pour s’acheter à boire, il va me tuer.
Tes mains tremblaient toujours, maman, mais tu parvenais à les dompter, à les laisser collées, bien à plat, doigts écartés. Vidame a regardé une dernière fois sa montre. J’ai détesté la façon dont il t’a parlé quand il s’est levé.
— On en a déjà discuté cent fois, Maja. Vous êtes sous tutelle. Je suis là pour vous aider à gérer votre budget. Pour que votre mari ne dépense pas tout votre argent dans l’alcool. Pour que vous puissiez subvenir aux besoins de…
J’ai détesté la façon dont Vidame a posé ses yeux sur le papier peint qui se décolle, sur le carrelage fêlé de l’entrée, sur chaque tache noire de moisissure, sur le reste de pâtes collées au fond de la casserole, sur moi.
— … aux besoins de votre fille.
Je terminais mon assiette. Je n’avais qu’une envie, je te le jure, maman, je n’avais qu’une envie du haut de mes sept ans. Planter ma fourchette dans sa main ! Tu as remarqué ma colère. Tu devinais toujours tout, maman. Tu t’es levée et tu t’es approchée de moi. Tu as pris mes poignets, tu les as serrés fort, jusqu’à me faire mal, et tu m’as demandé d’aller me coucher.

J’y suis allée sans discuter. Tu me l’avais dit tant de fois, quand monsieur Vidame ou madame Goubert étaient là, j’ai déjà assez d’ennuis comme ça, Folette, je t’en supplie n’en rajoute pas. Quand j’ai poussé la porte de ma chambre, je t’ai entendue répéter :
— Mais vous ne comprenez pas ? Si mon mari n’a rien à boire, il va devenir fou !
Cette fois, je n’ai pas vu Vidame soupirer, ni lever les yeux au plafond, ni regarder sa montre. De ma chambre, j’apercevais juste son dos et son long manteau qu’il n’avait même pas pris le temps de retirer.
— Je vais être clair, Maja. Je ne vous donnerai pas d’argent. Je le fais pour votre bien. Et pour le sien. C’est mon travail. Vous protéger.
— Restez alors. Il va bientôt rentrer.
— Je ne peux pas.
Je haïssais déjà Vidame à ce moment-là. Tu continuais de le supplier et il restait là, sans bouger, comme s’il avait des remords, comme s’il SAVAIT ce qui allait se passer, cette nuit-là, qu’il avait tout deviné et qu’il hésitait. Pas longtemps, juste un instant, juste le temps que tu lui proposes un café.
Il SAVAIT.
Et pourtant il n’a rien fait.

Je suis montée par la petite échelle de bois dans mon lit en hauteur et je me suis allongée juste au-dessous du plafond. Bolduc s’est réveillé, il s’est à peine poussé, comme si c’était sa place, pas la mienne, puis quand il a vu que je me glissais sous mes draps, il a grimpé sur moi en ronronnant plus fort encore que le chauffe-eau. De mon lit, aussi haut perchée qu’une ampoule accrochée au plafond, je voyais tout !
Par la porte entrouverte, je t’ai vue servir une tasse de café à Vidame. Il n’a pas osé refuser, il n’a pas osé traîner non plus, alors il l’a bu debout. Il devait se brûler les mains, vu que toutes les anses des tasses que mamie Mette nous avait offertes à Noël étaient déjà cassées.
Vidame a trempé ses lèvres et a grimacé.
Bien fait !
Il avait dû se brûler tout le reste aussi. Tu faisais toujours trop bouillir le café, du moins c’est ce que papa disait à chaque fois. Je me suis tortillée dans mon lit, pousse-toi, Bolduc, pousse-toi…
De mon observatoire, je dominais aussi tout le quartier. Notre appartement se trouvait au dixième étage de l’immeuble Sorano : le plus haut ! Par la fenêtre, je pouvais espionner jusqu’à la rue Raimu, l’allée Jouvet et la passerelle au-dessus de la voie rapide. Ce soir-là, j’ai aperçu un homme qui promenait son chien, peut-être monsieur Lazare, j’ai vu aussi une dame qui rentrait dans l’une des cages d’escalier, un couple d’amoureux qui s’embrassait, des dizaines de voitures qui roulaient sous la passerelle et des gars au-dessus qui n’avaient rien d’autre à faire que de les regarder. J’ai vu une mobylette s’arrêter devant l’épicerie de monsieur Pham, alors qu’il commençait à ranger ses fruits.
Je note ces détails pour m’en souvenir, maman, des années après. Je me rends compte que mon cerveau a tout enregistré, ce soir-là. Peut-être que moi aussi, j’avais deviné ce qui allait se passer… Ou peut-être que c’est l’inverse. Si je me souviens de tous les détails, si tout s’est gravé dans ma mémoire, c’est à cause de tout ce qui est arrivé ensuite. Pour ne jamais oublier ! Pour chercher une explication, un indice, un témoin, comme ce type qui fume sa cigarette devant le terrain de basket, ou cet autre qui reste dans sa voiture sous un réverbère. Me souvenir de tout, maman, chaque silhouette, chaque ombre, chaque feuille d’arbre, chaque feuille posée sur la table devant toi.
Cette fois, Vidame a vidé sa tasse. Tu l’as supplié une dernière fois.
— Restez pour lui parler. S’il vous plaît. Restez pour lui expliquer. Moi, il ne me croit pas.
Vidame a posé sa tasse sur la table. Bolduc s’est glissé sous les draps pour me lécher les doigts. Je l’ai laissé faire même si je n’aimais pas ça.
— Je ne peux pas, Maja. Il est tard, je vous l’ai dit. Je ne suis pas médiateur, je suis simplement mandaté pour gérer votre budget.
Je le détestais ! Plus que jamais ! Qu’est-ce qu’il avait de si important à faire ? Aller chercher le pain avant que la boulangerie ferme ? Rapporter des fleurs à sa femme ? Ou il avait tout simplement peur de croiser papa ? Il préférait te faire la morale et te laisser te débrouiller seule avec lui. C’était ça son métier ? T’attacher à un poteau et se tirer ?
— Richard, il va me tuer.
Vidame s’appelait donc Richard… C’était la première fois que j’entendais son prénom, la première fois que tu l’appelais ainsi, du moins je crois.
Ça n’a provoqué chez lui aucune réaction. Il a fait comme s’il n’avait pas entendu et a reculé de trois pas pour sortir. Trois pas, ça suffisait presque pour passer du canapé à la porte d’entrée.
Il a posé sa main sur la poignée.
— S’il vous plaît, Richard, aidez-moi.
— C’est ce que je fais, Maja. Je vous jure que c’est ce que je fais. Je vous aide, vous et beaucoup d’autres, à longueur de journée. Mais je ne peux pas vous sauver. Ni votre fille. Vous seule le pouvez !
— Il va me t…
Richard Vidame était déjà sorti. La porte s’était refermée.
J’ai serré Bolduc plus fort contre moi. Sa langue râpeuse s’est attaquée à mon cou. J’ai guetté par la fenêtre, j’ai attendu un bon moment. Faut dire, l’ascenseur est tout le temps en panne chez nous ! J’ai enfin vu Vidame sortir, marcher un peu sur le trottoir, traverser le parking, et rejoindre une voiture noire. Sa voiture ! Je la connaissais, c’était la plus grosse du quartier. Quand il a ouvert la portière, j’ai vu que quelqu’un l’attendait à l’intérieur. Une femme. Une femme que bizarrement, j’avais l’impression de connaître, mais je ne voyais pas bien son visage. J’ai rangé tout cela dans un coin de ma tête, la grosse voiture, la femme cachée dans l’ombre, la façon dont Vidame l’a embrassée, dont il a mis sa main sur sa cuisse. Alors c’est pour ça qu’il ne pouvait pas rester ? Parce qu’il avait une autre femme à retrouver ?
Je te jure, maman, j’ai tout enregistré ce soir-là, avec plus de précision qu’une caméra.
La voiture noire a démarré et disparu. Je n’ai appris sa marque que bien plus tard. Une Volvo 244, Black Star.
Toi maman, tu étais restée penchée sur la table. Tu pleurais sur tes papiers. Papa, maintenant, allait bientôt rentrer.
Bolduc s’était presque endormi sur moi. Je le caressais doucement, pour ne pas le réveiller. Il avait six mois, il avait besoin de câlins. Moi aussi j’en avais besoin, alors je t’ai appelée d’une petite voix.
— Tu viens me lire une histoire, maman ?
Même des années après, jamais je n’oublierai ton sourire, quand tu as levé les yeux vers moi, comme un grand soleil après la pluie.

2
Maman
Je me suis réveillée en sursaut.
Tu criais !
Mon livre Rouge et Or était toujours posé à côté de moi, exactement comme t
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