Mon cerveau est la plus grande bibliothèque du monde. Des étagères, à l'infini, chacune aussi haute que la voûte céleste. Vouloir saisir un souvenir, c'est chercher un livre précis dans cette immensité.
J'ai tellement d'idées que je comprends plus rien. Parfois, mes idées vont trop vite dans des endroits très sombres et j'arrive pas à les retenir.
Même dans une journée ratée, il y a toujours un morceau de bonheur.
Mais j'avais oublié qu'on ne peut se sentir en sécurité nulle part, quand on a passé son enfance à être terrifié par ceux qui auraient dû nous protéger.
La peur le dominait. Le contrôle lui échappait. Je voyait les émotions qu'il tentait de contenir déferler les unes après les autres : colère, méfiance, incompréhension, désespoir, frustration.
Il ne la voit pas. Dans ses veines, pulse la violence de son père, de son grand-père et de ceux qui les ont précédés. Dans son corps, dans chacune de ses cellules, dans son éducation sont gravés deux cent mille ans de violence masculine, de glorification de la brutalité et de conquêtes sanglantes : les guerres, la traite des esclaves, les viols, les génocides, les explorateurs et les chefs de guerre encensés dans les manuels scolaires pour avoir été les plus forts, pour avoir exterminé des peuples au nom d'un drapeau, du pouvoir, de l'argent ou d'un Dieu indifférent. Comment pourrait-il, tout seul, résister à cela ?
Il appuie plus fort le canon sur le front de l'homme à terre. Il ne s'est jamais senti aussi sûr de lui. Il ne s'est jamais senti aussi puissant.
Quand mon grand frère me tient la main, c’est ça le bonheur. Sa main, c’est un gros bouquet de ballons multicolores et je m’envole de joie dans le ciel, c’est la lumière de mille allumettes à la fois, c’est de l’air chaud et doré dans mon ventre, c’est des sourires à la place de la tristesse, même quand y a rien de drôle.
Cette certitude est ancrée en moi sans que je sache d’où elle vient, comme certaines informations que je ne devrais pas connaître m’apparaissent de temps à autre quand elles concernent mon grand frère. C’est là que je me rends compte que tous mes efforts pour l’éloigner de moi ont été vains. Lui et moi serons toujours connectés. De la même façon que, petite, j’étais capable de terminer ses phrases ou de répondre à ses questions avant qu’il ne les ait formulées à voix haute, je continue de ressentir ce qu’il ressent, quelle que soit la distance que j’essaye de mettre entre nous. On ne rompt jamais complètement les liens qui ont été tissés dans l’enfance entre ceux qui ont grandi ensemble.
Il paraît que les gens pensent à une seule chose à la fois. C’est fou comme idée, mais admettons. Moi, à cause de mon cui, je pense à tout à la fois alors il y a un arbre qui pousse dans ma tête. C’est l’arbre de mes pensées. De nouvelles branches poussent dans tous les sens, parfois en même temps. J’ai tellement d’idées que je comprends plus rien. Parfois, mes idées vont trop vite dans des endroits très sombres et j’arrive pas à les retenir. Au lieu de penser à ce qui est beau et ce qui va bien dans la vie, je pense à ce qui est moche : à la guerre, aux maladies, aux poireaux vinaigrette, à la mort. Et alors, je tombe dans la tristesse comme une pierre au fond d’un puits.
Jusqu’à la dernière seconde, jusqu’au moment fatidique où tout basculera, je continuerai de croire aux miracles. Je n’y peux rien, je suis comme ça.