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Critique de Musa_aka_Cthulie


En 1960, le Nigéria accédait à l'indépendance. Au cours des dizaines d'années qui ont suivi, il a connu élections truquées, coup d'État, contre-coup d'État, assassinat de dirigeants, conflits ethniques qui ont conduit à une guerre (la guerre du Biafra), et encore des coups d'État et élections douteuses. Mais 1960 était une année porteuse d'espoirs, après la colonisation britannique. C'est dans ce cadre que Wole Soyinka écrivit La Danse de la Forêt, pièce vouée à célébrer l'indépendance. Or Soyinka étant Soyinka, il ne proposa pas une pièce de théâtre célébrant le glorieux passé du pays, mais une réflexion sur le rapport à l'histoire. Ce qui ne convenait pas aux célébrations officielles, et c'est pourquoi la pièce fut jouée, certes, mais de façon presque officieuse, par une troupe semi-professionnelle, et à l'écart.


C'est le jour de la célébration, et chacun court ici et là afin de mettre la dernière touche aux préparatifs. Surtout, on a procédé à un rituel visant à faire revenir deux morts pour cette nuit particulière, deux morts qu'on s'imagine chatoyants, pleins de dignités et glorieux : à l'image du passé du Nigéria. Sauf que les deux morts en question, revenus à la vie par l'entremise du Père de la Forêt, ressemblent à deux mendiants loqueteux que tout le monde évite et chasse du village, ne voulant pas avoir affaire à deux pareils personnages. Et voilà les deux morts, ayant perdu la mémoire des centaines d'années passées, errant et se demandant ce qu'ils peuvent bien faire là.


La pièce montre à la fois la vie des villageois - qui ont pas mal de trucs à se reprocher - et les activités des esprits de la Forêt, qui ne tendent pas forcément vers un but unique. Voire pas du tout. Eshouoro veut venger le double sacrilège commis sur l'arbre qui lui est consacré - étêtage de la cime et meurtre -, tandis que le Père de la Forêt, sous un déguisement anodin, a choisi de se servir d'illusions pour mettre quatre habitants du village - quatre habitants qui sont les archétypes de ce qu'il y a de mauvais en l'homme, mais aussi des réincarnations de leurs ancêtres - pour les obliger à regarder en face leurs mauvaises actions, issues des mauvaises actions déjà commises, encore et encore, par les anciens. Il y a quelque chose du Songe d'une Nuit d'été dans la façon dont le Père de la Forêt utilise ses pouvoirs et éveille les consciences - du moins certaines d'entre elles.


Pièce difficile à résumer parce qu'à la fois assez complexe dans sa composition - théâtre dans le théâtre, mélange de deux mondes, retours dans le passé, allégories, tout ça dans un joyeux capharnaüm - et pas évident à saisir pour les Occidentaux peu au fait de la mythologie yoruba (sans parler de l'histoire du Nigéria). Contrairement à Un sang fort ou aux Gens des Marais, ça n'est pas du tout linéaire. Mais c'est ce qui fait aussi le talent et l'originalité de Soyinka : en confrontant deux mondes, celui des humains et celui des esprits yoruba, il montre à quel point ils ont cessé de ne faire qu'un - Eshouoro est celui qui peste contre le mépris des humains pour la Nature, au point qu'il souhaite se venger d'eux une bonne fois pour toutes. le Père de la Forêt, lui, plus clément, plus pédagogue dirons-nous, mais conscient du danger encouru par les hommes, montre avec son théâtre improvisé à quel point on peut se servir du passé pour construire un mythe resplendissant, qui n'a guère à voir avec la réalité, et qui peut se révéler dangereux si on ne le regarde pas bien en face, avec ses mauvais comme ses bons côtés. Aura-t-t-il convaincu les quatre humains à la fois spectateurs et acteurs de sa pièce ? C'est en tout cas le but que s'assigne également Soyinka avec cette originale et décidément toujours aussi intéressante composition.

Lien : https://musardises-en-depit-..
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