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Critique de Isidoreinthedark


Alexandre Soljénitsyne est né le 11 décembre 1918. Mobilisé en 1941 dans les rangs de l'Armée rouge, il est arrêté à la veille de la victoire pour avoir prétendument insulté Staline dans une lettre adressée à un ami et purgera huit ans de détention. Suite au succès d' « Une journée d'Ivan Denissovitch » et du « Pavillon des cancéreux », il obtient le prix Nobel de littérature en 1970. En décembre 1973 paraît « L'Archipel du Goulag », tableau de la terrible répression exercée en Union soviétique sur des millions de citoyens, un tableau qui décillera enfin les yeux de l'intelligentsia occidentale, lui vaudra une déchéance de citoyenneté et une expulsion vers la Suisse puis vers les États-Unis.

« Le déclin du courage » est un opuscule très court qui retranscrit une conférence donnée par l'auteur à Harvard en 1978. À rebours des attentes de son public, qui espérait une charge anti-communiste, légitimant en creux la supériorité de l'Occident, il se lance dans une charge controversée envers la civilisation occidentale. Une civilisation qui l'a recueilli après son expulsion, dont il s'attache à décrire les failles et prédit le déclin, que seul un sursaut salutaire pourrait enrayer.

La finesse d'analyse de l'auteur ainsi que le caractère prémonitoire des constats qu'il pose confèrent à cette conférence très dense une dimension quasi-prophétique.

Soljénitsyne y annonce l'émergence d'un monde multipolaire, préfigurant ainsi la thèse du « Choc des civilisations » de Samuel Huntington, et critique la vision bipolaire d'un Occident engoncé en pleine guerre froide avec l'Union soviétique.

Le conférencier regrette la colonisation folle dans laquelle s'est lancé l'Occident, et annonce les conséquences dramatiques de la décolonisation, un phénomène qui nous heurte de plein fouet au XXIe siècle.

Il critique le sentiment de supériorité illusoire de l'Occident sur les autres civilisations, et se désole du déclin du courage des dirigeants et des intellectuels occidentaux. Il dénonce le bien-être émollient qui a envahi un Occident matérialiste, un bien-être sisyphéen tant les occidentaux en veulent toujours plus et ne sont en réalité jamais satisfaits.

L'auteur s'inquiète des dérives du juridisme qui a remplacé la morale d'autrefois. Il rappelle l'exemple des compagnies pétrolières achetant à tour de bras des brevets de moyens de production alternatifs afin de maintenir leur oligopole. Un comportement juridiquement sans faille et pourtant répréhensible sur le fond. Soljénitsyne a perçu dès 1978 le développement exponentiel de la judiciarisation de la vie sociale, une judiciarisation qui force le commun des mortels à faire systématiquement appel à un expert tant l'édifice se révèle complexe. Il s'inquiète à juste titre de la prééminence du droit sur la morale (et même parfois sur le bon sens) qui en découle.

Soljénitsyne a également noté l'émergence du quatrième pouvoir (les médias) qui tisse une toile arachnéenne lui conférant une force de frappe inouïe. Une presse n'hésitant pas à se contredire sans jamais faire son mea culpa, soumise aux vents de la pensée dominante, et manquant paradoxalement d'un véritable pluralisme de points de vue, un comble au pays de la liberté.

Le coeur de la conférence aborde l'affaissement spirituel de l'Occident, victime d'un anthropocentrisme issu des Lumières, qui a placé l'Homme au-dessus de tout. Un homme « nouveau » qui a abandonné toute transcendance au profit de son bien-être matériel et d'une recherche aussi effrénée qu'illusoire du bonheur. Un homme qui use trop souvent de sa liberté pour assouvir ses bas instincts (pornographie, films d'horreur). Un homme, qui contrairement aux affirmations de Jean-Jacques Rousseau, n'est pas forcément bon par nature et ne fait pas toujours un usage adéquat de l'immense liberté qui lui est octroyée.

Le conférencier évoque l'affaiblissement géostratégique de l'Occident, dont témoigne l'enlisement vietnamien, et rappelle que la victoire contre Hitler s'est faite avec l'aide de Staline et a conforté l'émergence d'un système totalitaire communiste aussi effrayant que le régime nazi. Il critique également le tropisme pro-communiste de l'intelligentsia occidentale qui a trop longtemps soutenu un régime totalitaire, aussi impitoyable que terrifiant.

***

On comprend que la charge de Soljénitsyne ait pu surprendre son public, qui attendait une critique acerbe du communisme. L'auteur estime que l'ignominie du régime soviétique n'est plus à démontrer et ne lui trouve aucun attrait. Il estime néanmoins, après plusieurs années d'exil aux États-Unis, qu'il est de son devoir de dire sa vérité à son auditoire. Une vérité peu amène, qui peut se résumer en une mise à nu de la crise spirituelle qui traverse l'Occident.

« Est-il vrai que la vie de l'homme et l'activité de la société doivent avant tout se définir en termes d'expansion matérielle. Est-il admissible de développer celle-ci au détriment de l'ensemble de notre vie intérieure ? »

Le conférencier en appelle à cesser de considérer notre idéologie matérialiste mortifère comme l'alpha et l'oméga de la vie humaine, et nous enjoint à retrouver une vie intérieure, qui est, selon lui, l'essence de la vie humaine. Une vie humaine dont le but est de s'élever spirituellement, et non d'acquérir, encore et encore, jusqu'à ce que mort s'ensuive.

La fin de la conférence décrit le sursaut qu'appelle Soljénitsyne de ses voeux.

« Le monde, aujourd'hui, est à la veille sinon de sa propre perte, du moins d'un tournant de l'Histoire qui ne le cède en rien en importance au tournant du Moyen Âge sur la Renaissance : ce tournant exigera de nous une flamme spirituelle, une montée vers une nouvelle hauteur de vues, vers un nouveau mode de vie où ne sera plus livrée à la malédiction, comme au Moyen Âge, notre nature physique, mais où ne sera pas non plus foulée aux pieds, comme dans l'ère moderne, notre nature spirituelle. »

***

Que l'on partage ou non les avis très tranchés de l'auteur de « L'Archipel du Goulag », « Le déclin du courage » impressionne par sa finesse de la compréhension de la « tectonique des plaques » qui se joue en 1978 (déclin de la vie spirituelle, matérialisme et juridisme galopants, pouvoir d'influence immense aux mains des médias, usage dévoyé de la liberté, prix à payer pour la décolonisation, etc.).

« Le déclin du courage » a l'immense mérite de porter un regard sans concessions sur le déclin de l'Occident, obnubilé par l'accumulation de richesses au détriment d'une vie intérieure en voie de disparition. le caractère prophétique de certaines analyses du conférencier frappe le lecteur du XXIe siècle, qui assiste médusé au choc des civilisations annoncé par Soljénitsyne, et constate que la recherche du profit reste le paradigme central de l'Occident.

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