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Critique de JulienDjeuks


À travers nombre de références culturelles connues, l'auteur donne une compréhension et une vision plus sereine et positive du changement civilisationnel qui est à l'oeuvre. Nos jeunes figés devant les écrans sont petit poucet, petite poucette, en référence à leur utilisation du pouce. le petit Poucet est perdu et en danger, mais plutôt malin, il retrouvera son chemin. Et ce sont ses parents, la génération précédente, qui l'ont abandonné à son sort. La légende de saint Denis qui porte sa tête coupée de son corps, permet de passer de l'inquiétude sur l'abrutissement à une qualité extraordinaire, l'externalisation de certaines fonctions cognitives : mémoire encyclopédiques, calculs complexes… La figure littéraire inattendue de Boucicaut dans Au bonheur des dames (qui a l'idée géniale de désorganiser les rayons pour forcer les acheteurs à s'y perdre et à acheter ce qu'ils ne cherchaient pas), permet de repenser l'enseignement traditionnel (silence, organisation claire, conceptualisation) : ne serait-il pas plus adapté à notre époque de bouleverser les disciplines, de renverser l'intérêt pour la règle au profit de l'exemple, de l'abstrait au concret ?
La figure d'Humphrey Potter, jeune enfant travaillant à une tâche répétitive dans une locomotive, qui finit par astucieusement inventer une technique pour que l'ouvrage se fasse de lui-même aux moyens de fils, est utilisée pour montrer comme il est absurde de maintenir les élèves dans un apprentissage que tous jugent profondément ennuyeux. Ainsi, les usages des réseaux sociaux, les « j'aime » et les « partages » sont l'image même d'une volonté des enfants de donner plus de sens à leur apprentissage. La compétence figée de l'expert est rendue suspecte, à travers l'image du médecin sûr de lui, en face de la population organisée en réseaux qui peut, grâce au partage, acquérir une compétence valable pouvant rivaliser. À cette nouvelle complexité de la démocratie en réseaux, numérique, algorithmique, s'oppose l'ancienne simplicité pyramidale – celle de Khéops, celle d'Eiffel – représentant la hiérarchie de l'ancien régime.

Nous ne pouvons qu'être d'accord avec Michel Serres quant à la nécessité de réajuster nos pratiques pédagogiques et nos attentes sociétales, d'accorder davantage de confiance aux apprenants et aux nouvelles générations pour redéfinir les règles et s'approprier cette nouvelle civilisation transformée, à l'heure du numérique et d'autres circonstances importantes comme l'écologie, contexte qui fait que le XXe siècle est très loin derrière nous.
Le constat d'une nouvelle génération totalement reconfigurée, aux besoins différents de l'ancienne génération est au fond un constat toujours répété d'un « c'était mieux avant », mais caché, dissimulé sous le maquillage littéraire d'un « c'est pas si grave ! ». Souriant, certes, se voulant positif, mais en élaborant, avec l'aide de cette révolution technologique du numérique, une nouvelle génération qui serait profondément différente de l'ancienne, Michel Serres oublie d'interroger ce qui a changé avant même cette révolution, les effets de la révolution industrielle, de la massification de la culture, de ce qu'a fait cette ancienne génération de la merveilleuse éducation civilisée dont elle a été dotée.
Et nous affirmons à l'inverse : « c'était nettement moins bien avant ». Cette ancienne génération a conduit l'homme vers le non-sens, le tout économique, l'abstraction, le refus humain, la destruction de la planète, a érigé l'ennui comme devoir existentiel. le silence d'autrefois, que le professeur d'université constate ne plus exister, n'est pas bouleversé par l'arrivée d'une nouvelle génération, mais par l'arrivée à l'université d'un spectre beaucoup plus large de population. L'enseignement était profondément élitiste. Il amenait et a amené à la formation d'élites inconscientes. le bavardage renvoie le professeur à l'absurdité de ce monde absurde qu'il a créé : cette école qui inclut les pauvres et les acculturés, presque de force, mais n'a rien à leur proposer qui les concerne ; une école qui ment en disant que le diplôme fait l'avenir, que pousser les enfants à passer le bac fera reculer le chômage. Lui comme tant d'autres ont participé et participent encore à ce grand mensonge sociétal.
La société des loisirs est advenue pour calmer la grogne du travailleur esclave, non par la grande civilisation des élites. Occuper la tête des travailleurs en leur offrant loisirs et spectacles. Or, cette société du divertissement n'est plus assez forte, ou trop lamentable, pleine de contradictions, pour maintenir encore toute une société hors de l'ennui profond qu'il éprouve devant le travail auquel on lui demande de dévouer sa vie comme un esclave. Ce sont les esclaves étrangers prisonniers de guerre qui travaillaient dans l'ancienne société grecque et romaine, les serfs au Moyen-Âge, les esclaves noirs en Amérique, les enfants au XVIIIe, puis les ouvriers. Peut-on encore demeurer en admiration devant ces sociétés antiques où culmine l'inégalité ? Nombre d'intellectuels continuent de comparer cette société idéale, où une aristocratie sage recevait un enseignement qui lui garantissait l'accès ou le maintien à cette classe, pendant que l'immense majorité travaillait pour vivre, sans avoir le loisir de se poser la question de l'ennui, et une société de masse où l'on propose à l'ensemble de la société des savoirs d'élite, destinés à faire des recherches, à voyager, à savoir se comporter parmi une classe distinguée, tout ça pour à terme exercer un travail d'esclave, tout en souriant en mentant à tous sur la validité intellectuelle, civilisationnelle et culturelle de ce travail.
La nouvelle génération n'a pas découvert l'ennui au travail. La société du spectacle a simplement retardé l'explosion de cette grogne de l'ennui, de cette révolution des esclaves. Elle lui a cédé quelques miettes de privilèges : bribes de connaissance, temps de loisir, illusion de décider de son avenir, médecine… Mais tous ces « progrès » ne pourront faire passer le dégoût premier de l'esclave pour son travail, pour son futur enfermement, pour cette société inégalitaire, pour cette civilisation absurde qui vise à s'autodétruire. Elle instruit des règles du jeu. Des conditions d'esclavagisme plus ou moins belles qu'on pourra négocier si l'on est bien sage à l'école, puis dans le grand monde.
Cela dit sur les causes du vacarme, le constat demeure d'une génération différente, et le bien-fondé et l'envie de bien faire de Michel Serres l'amènent à proposer des idées intéressantes sur l'éducation. Se tourner vers l'exemple et l'application au détriment de la règle abstraite, ce n'est pas répondre à un nouveau besoin d'une génération numérique, mais bien répondre aux désirs de l'ensemble des élèves avant eux. L'école n'a jamais marché auparavant. Jamais. Elle a exclu. Elle a fabriqué une homogénéité qui lui permettait de faire régner l'obéissance docile de l'esclavon. Mais la rébellion des esclavons était là, derrière les masques. Les retours étaient violents, moqueurs, plus forts que tout le chahut indifférent des nouvelles générations. Ces petites poucettes sont tellement plus sages que les anciens apprenants. Renforcés, ils peuvent désormais chahuter, exprimer leur ennui. Ils n'ont plus besoin de faire de mauvais tours affreux lorsque l'enseignant tourne le dos.
Proposer un enseignement transdisciplinaire (brouiller les disciplines), distancié de la parole du maître (l'enseignant devient médiateur entre l'apprenant et un objet qu'il peut trouver dans de nombreux endroits : livres, internet...), passer du temps sur des cas pratiques (étude de cas, pédagogie par projet…), donner la parole à l'apprenant pour construire lui-même le cours (postures du laisser-faire, projets, co-construction, cours dialogué…), réinvestir l'enseignement d'un sens, d'une éthique, laisser entrer le monde réel, l'actualité (utilisation d'internet, partir des connaissances de l'apprenant…) sont les conséquences principales que l'on pourrait tirer non d'une génération qui ne tient pas en place – mais d'un ancien enseignement qui était profondément défectueux. Ces modifications et mutations de l'enseignement ont été amorcées il y a bien 200 ans déjà avec l'avènement des nouvelles pédagogies. Ces transformations investissent les différents enseignements, disciplines, structures et institutions, peu à peu. Mais comme le suggère lui-même M. Serres, le problème demeure cette addictive pyramidation des pouvoirs. L'école est une pyramide où le savoir à acquérir est défini d'en haut par une élite. L'auteur fuit d'ailleurs trop vite cette question de l'enseignement, pour regarder la société dans son ensemble, constatant l'injustice, l'absurdité des sociétés modernes (rangeant au passage la « lutte des classes » dans la catégorie des échecs du XXe siècle incarnés par l'idéologie soviétique, comme si la dictature bolchévique, puis stalinienne, le fascisme d'une classe, pouvait incarner une quelconque lutte des classes… là où évidemment a demeuré une pyramide faisant taire les uns, mentant aux autres.).
Dès lors que l'auteur fuit son sujet premier, il retrouve le sentier bien confortable d'une interprétation déjà pensée, préalable à l'enquête, à l'écriture. L'enthousiasme dans le code, l'algorithme, l'idée de l'ouverture du monde par les transports et les communications (qui au fond sont le leurre d'une classe privilégiée, l'impression d'avoir le bout du monde à sa porte quand ils ne quittent qu'à peine les environs de l'hôtel, qui est une reproduction de leur familier), les images usées de la tour de Babel, des pyramides… terminant son ouvrage sur l'image de la tour Eiffel, image honnie des artistes, image de l'industrie, image de la hiérarchie… Mais image cocorico tout de même.
Lien : https://leluronum.art.blog/2..
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