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Critique de HordeDuContrevent


Radiographie des mouvements intérieurs effleurant la conscience…

Ni roman, ni nouvelles, il aura fallu cinq ans à Nathalie Sarraute pour écrire ce court livre décomposé en vingt-quatre scènes indépendantes les unes des autres, vingt-quatre fulgurances, vingt-quatre sensations que nous touchons parfois du doigt sans pouvoir les nommer et les décrire, telle de l'eau que nous voudrions attraper avec nos poings.
Sans doute sont-elles trop intérieures, trop intimes pour pouvoir être saisies sur le vif…trop fugaces et oniriques pour pouvoir être appréhendées avec conscience alors que déjà, juste après la fulgurance, cette sensation part en lambeaux comme un rêve au moment du réveil…trop imperceptibles pour que ces vibrations soient mises en langage. Ils se situent en amont du langage.

Pourtant Nathalie Sarraute veut précisément mettre des mots derrière ces sentiments indicibles, étranges, confus, qui nous assaillent par moment, « mouvements indéfinissables, qui glissent très rapidement aux limites de la conscience » anodins et insignifiants, invisibles, mais lourds de conséquences en réalité. Un effet papillon pouvant expliquer fuites, colères, dépressions, réactions incongrues, paroles inappropriées, gestes à priori inexpliqués…

Voilà une oeuvre éminemment originale, surtout en 1939 lorsqu'elle fut publiée. Il faut dire que pour Nathalie Sarraute, on « ne doit écrire que si l'on éprouve quelque chose que d'autres écrivains n'ont pas déjà éprouvé et exprimé ». C'est également souvent ce que recherche le lecteur, lire et éprouver quelque chose qu'il n'a pas éprouvé avec d'autres écrivains. C'est un pari en tout cas réussi de la part de l'auteure au point de devenir la figure emblématique de ce que nous avons appelé le « Nouveau roman ». Elle n'aura de cesse d'explorer ces tropismes qui, de livre en livre, apparaissent sous des formes diverses.

Tels des lambeaux de rêves capturés et interprétés, ces petits textes doivent être lus et relus pour que l'intraduisible soit traduit, pour fouiller la conscience et faire émerger l'inconscient. le tamis de Nathalie Sarraute est composé de mailles d'ironie froide, ou plutôt de neutralité, de lucidité, voire d'humour, léger ; ses mailles resserrées permettent de capter ces invisibles et frétillants fragments d'intériorité. Et c'est troublant car, parmi ces vingt-quatre tableaux le lecteur trouvera forcément une situation qui a été sienne un jour. Et lui permettra surtout de questionner ses propres vibrations internes.

Frénésie vestimentaire qui nourrit uniquement l'apparence, frénésie intellectuelle qui vise à figer et à absorber, gens médiocres à la psychologie figée, commérages incessants, frivolité, personnes qui usent de leur âge ou de leur sexe pour dominer, solitude, habitations sans âme, rôle à jouer et envie à réprimer selon les convenances sociales, obsession pour les choses…Paroles ou simple présence d'autrui, attitude, gestuelle…telles sont, entre autres, les éléments déclencheurs des tropismes.

« Et il sentait filtrer de la cuisine la pensée humble et crasseuse, piétinante, piétinant toujours sur place, toujours sur place, tournant en rond, en rond, comme s'ils avaient le vertige mais ne pouvaient pas s'arrêter, comme s'ils avaient mal au coeur mais ne pouvaient pas s'arrêter, comme on se ronge les ongles, comme on arrache par morceaux sa peau quand on pèle, comme on se gratte quand on a de l'urticaire, comme on se retourne dans son lit pendant l'insomnie, pour se faire plaisir et pour se faire souffrir, à s'épuiser à en avoir la respiration coupée… ».

Sensation d'enfermement, de panique, d'oppression jusqu'à la fuite pure et simple…

« Se taire ; les regarder ; et juste au beau milieu de la maladie de la grand-mère se dresser, et, faisant un trou énorme, s'échapper en heurtant les parois déchirées et courir en criant au milieu des maisons qui guettaient accroupies tout au long des rues grises, s'enfuir en enjambant les pieds des concierges qui prenaient le frais assises sur le seuil de leurs portes, courir la bouche tordue, hurlant des mots sans suite, tandis que les concierges lèveraient la tête au-dessus de leur tricot et que leurs maris abaisseraient leur journal sur leurs genoux et appuieraient le long de son dos, jusqu'à ce qu'elle tourne le coin de la rue, leur regard. »


Les tropismes sont les fruits de l'expérience et ce qui est fort dans ce petit ouvrage est le fait que Nathalie Sarraute arrive à nous les faire ressentir, à nous faire vibrer avec toute la gamme de ces sensations confuses entre impulsion et retenue. Des réminiscences troublantes pour le lecteur…Une lecture marquante qui parle à la part enfouie au plus profond de nous.
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