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Critique de Christw


Écrire ses souvenirs d'enfance à 83 ans. Nathalie Sarraute a consacré toute sa vie d'écrivaine à ce qui s'échappe, ne ressemble à rien et dont personne ne parle, ce qui se dérobe aux mots, ces mouvements sensibles et indéfinissables, à la limite de la perception, : "J'écris pour essayer de rendre compte de quelque chose qui m'échappe" fut son leitmotiv. Et là, elle voudrait mettre des mots sur des traces d'enfance, quelque chose de fixé, qui ne tremble pas ? Non-non, rétorque-t-elle à cette voix intérieure contradictoire, "...c'est encore tout vacillant [...] il me semble que ça palpite faiblement... hors des mots... comme toujours... des petits bouts de quelque chose d'encore vivant... je voudrais, avant qu'ils disparaissent...".



Quelques pages plus loin, apparaît un paysage de Russie, avec de la neige, éclaircie émergeant d'une brume d'argent : "Ah, tu vois..." fait la conscience, pointant l'image immuable. La voix du coeur répond : "Oui... mais [...] j'ai envie de la palper, de la caresser, de la parcourir avec des mots, mais pas trop fort, j'ai si peur de l'abîmer...". C'est donc un livre d'émotions. Faire remonter le souvenir, comme l'autofocus de l'objectif photo sonde le flou pour donner une image lisible, puis la choyer, l'effleurer d'une interrogation, la préserver avec les mots qu'elle peut.


Partagée entre des parents divorcés deux ans après sa naissance (en 1900 à Moscou), Natacha Tcherniak raconte avec sincérité ses onze premières années. Une prose sobre où, au fil des réminiscences, s'élèvent deux voix, dialogue de l'enfant et de la narratrice, pour freiner ou approfondir les interprétations avec grande finesse : "... une écriture exigeante, jamais assez exempte d'afféteries, toujours plus poreuse à la sensation de l'instant." ("Quinzaines", Rainier Rocchi)


Des mots coupables, disions-nous dans "C'est beau", il y a semblablement dans "Enfance" des mots prisons : "Quel malheur quand même de ne pas avoir de mère", lui dit une gouvernante. Ce mot «malheur» enferme la petite Nathalie, recroquevillée sur son lit. "Je ne resterai pas dans ça, où cette femme m'a enfermée... [...] combien de fois depuis ne me suis-je pas évadée terrifiée hors des mots qui s'abattent sur vous et vous enferment."

Même le mot «bonheur» : "Non, pas ça, pas un de ces mots, ils me font peur, je préfère me passer d'eux [...] ...rien ici, chez moi, n'est pour eux."

Sarraute enfant manifesta tôt une attitude critique à l'égard du langage, explique Laure Himy-Piéri.


Une très belle section est consacrée aux «idées» de Natacha. Ces réflexions qui lui viennent et qu'il est gênant de révéler à sa mère : "La poupée [vue dans une vitrine] est plus belle que maman", "Maman a la peau d'un singe" en voyant le décolleté et les bras nus bronzés. C'est douloureux, elle dit «J'ai mes idées» comme on dit «j'ai la migraine». La phrase, l'idée encombre, il faut la dire et maman la balaiera, d'un mot l'en délivrera. Mais ce ne sera jamais la réponse attendue d'une mère avare d'effusions.


"Enfance" est un projet autobiographique au "je" dédoublé qui ne vise pas à dégager quelque cause psychologique. Ce sont moins les souvenirs qui comptent que la sensation qui subsiste, "... essayer de m'enfoncer, d'atteindre, d'accrocher, de dégager ce qui est resté là, enfoui".


Simple et attachant, intelligent.
Lien : https://christianwery.blogsp..
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