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Critique de JerCor


Toutes les 5 secondes ce monde condamne un enfant à la mort par inanition répète inlassablement le sociologue altermondialiste Jean Ziegler qui nous rappelle que pourtant l'agriculture mondiale dans son état actuel pourrait nourrir correctement 12 milliards d'êtres humains. La misère à laquelle notre société condamne une grande partie de l'humanité n'est pas une fatalité. C'est ce dont rend compte l'essai du penseur iranien Majid Rahnema : Quand la misère chasse la pauvreté (2003). Sans doute la lecture qui m'aura le plus marqué ces dernières années.

Une oeuvre essentielle qui déconstruit le discours officiel sur la pauvreté. Une oeuvre qui explique pourquoi, malgré tous les plans de lutte contre la faim, rien ne change, sauf ce qui empire. Une oeuvre qui engage également une réflexion philosophique sur ce qui fai(-sai)t notre humanité.

Cette oeuvre est le fruit d'une réflexion sur la misère dans le monde, question que l'auteur a affronté tout au long de sa carrière de diplomate puis en tant que professeur. Son mandat à l'Unesco et à l'O.N.U. lui a permis d'observer les différentes formes de pauvreté à travers le monde. S'inspirant des conceptions éducatives de Paulo Freire, Majid Rahnema a créé en Iran, dans les années 70, l'Institut d'Études du Développement Endogène.

L'ouvrage repose sur une distinction fondamentale entre pauvreté et misère. Partant du paradoxe de la modernité qui étale richesses colossales et misère extrême, le diplomate rappelle qu'il existait une forme de convivialité parmi les pauvres d'autrefois que la misère moderne semble avoir éradiqué. Pour comprendre cette transformation et ses implications, il nous invite à une véritable archéologie de la notion de pauvreté.

La société vernaculaire
Majid Rahnema décrie la conception occidentale de la pauvreté. « Ayant été systématiquement exposé au vocabulaire moderne du progrès dans lequel le concept de pauvreté était intimement lié à celui de sous-développement ce fut une révélation pour moi de découvrir que la pauvreté est une invention toute récente des civilisations modernes. »

La lecture de l'oeuvre de Marshall Sahlins Âge de pierre, âge d'abondance (1976) lui fait prendre conscience d'une erreur fondamentale : « Non, nos premiers ancêtres n'avaient jamais connu la pauvreté. ». Marshall Sahlins en effet, affirme dans cet essai que, contrairement aux idées reçues, la vie des hommes préhistoriques n'est pas une vie de dénuement mais d'abondance1. Majid Rahnema quant à lui soutient que « La faim, en tant que phénomène social, ne figurait pas non plus dans le lot des souffrances des premiers hommes. Que dans la société primitive l'individu ne soit pas menacé de mourir de faim fait dire à Polanyi que cette société est en un sens plus humaine que l'économie de marché. »

Le diplomate iranien rompt avec la terminologie occidentale liée au progrès (croissance, développement, productivité...) et adopte d'autres concepts qu'il trouve chez le philosophe Ivan Illich et l'économiste Karl Polanyi. le premier proposait le terme de société vernaculaire. En latin, vernaculum désignait tout ce qui était produit à la maison par opposition à ce que l'on se procurait par l'échange… Une société vernaculaire désigne donc une société capable de produire en quantité suffisante, sans recherche d'excédent, les biens destinés à ses membres. de Polanyi, il reprend le terme d'économiciste qui relève la prépondérance dans la production des objectifs de production de marchandises et de profit sans égard aux considérations d'ordre social. Ce qui lui fait parler de désenchassement du social.

« Les sociétés vernaculaires permettaient à leurs membres de vivre et de partager leurs biens dans un petit espace convivial, chacun étant entouré de personnes aimées ou de proches avec qui échanger et sur qui compter, la richesse relationnelle primait largement sur l'acquisition de l'argent. A contrario, si l'individu atomisé des sociétés modernes mise sur la seule ''valeur'' matérielle pour se protéger des mauvaises surprises de la vie, c'est qu'il dépend de plus en plus d'un environnement qui l'a privé de tous les liens sociaux dont jouissaient ses ancêtres. »2

Et on réalise ici pourquoi nous avons bien souvent du mal à comprendre l'attitude des Anciens. Je pense notamment aux philosophes cyniques, dont on admire aujourd'hui encore l'audace, lorsqu'ils affirmaient vouloir se libérer des conventions sociales (Diogène, Cratès, Hipparchia, etc.). Chacun sait que cette attitude est aujourd'hui insoutenable. Pourquoi ? Parce que justement dans ces sociétés antiques (bien que déjà moderne en un sens) persistait une forme de solidarité, ou plutôt de convivialité, qui faisait qu'un mendiant par exemple, avait encore une place dans la communauté. Aujourd'hui celui qui voudrait abandonner les conventions sociales se retrouverait assurément isolé, rejeté, déchu, traité comme un pestiféré, sans ressource, sans rien.

Dans mon Livre Noir des Philosophes, revenant sur l'incompréhension qui reste la nôtre face aux temps passés, j'avais pris le pari suivant : « dans un siècle ou deux, si l'humanité décide enfin de prendre son destin en main, on regardera notre époque d'un air hébété : comment plusieurs générations de femmes et d'hommes ont pu passer leurs vies ainsi, mangeant, avalant, dévorant, au sens propre et figuré, tout ce qu'on peut leur offrir sans jamais réfléchir, certains applaudissant même des deux mains ! »

Ici Majid Rahnema nous fait comprendre que les générations des siècles passés observeraient sans doute notre époque d'un oeil tout autant sidéré. Bien souvent, on se demande comment ces lointaines générations on pu vivre dans un tel dénuement, avec un pouvoir totalement arbitraire régnant au-dessus de leur tête. Mais eux pourraient se demander comment nous, nous faisons pour vivre avec si peu de liens entre nous, dans un tel renfermement individuel. Eux pourraient se demander comment une misère encore plus extrême que tout ce qu'ils ont pu connaître peut exister dans un monde qui étale tant de richesses... En vérité, on peut se demander si ce n'est pas nous qui avons la vie la plus pauvre, la plus dénuée de sens, la plus triste, la plus vide…

Majid Rahnema opère ici un véritable renversement de point de vue.

Notre époque n'est pas la pire. Elle a ses avantages. Mais il se peut qu'elle soit la moins humaine.

Il n'est pas ici question de céder à une quelconque nostalgie du passé :

« Ce n'est pas pour redonner vie à la nostalgie d'un passé jugé ''meilleur'' que le présent, mais pour montrer que la compréhension de cette force reste une condition sine qua non de toute participation intelligente à l'histoire de notre temps […] Si le retour à un passé révolu n'a plus aucun sens, il serait suicidaire de ne pas chercher à comprendre comment des hommes et des femmes appartenant à des cultures différentes ont su combattre la nécessité sans disposer des techniques et des moyens modernes : comment ont-ils pu vivre avec si peu de chose, et bien souvent, avec plus de grâce, affranchis qu'ils étaient de tant de besoins suscités aujourd'hui par tous les biens et les services mis à notre disposition. de même, comment ne pas chercher à comprendre pourquoi, malgré toutes les ''merveilles'' léguées par la science et la technologie moderne, le mal de vivre, ou de survivre, de centaines de millions, sinon de milliards d'humains, s'est aggravé au lieu de trouver des réponses satisfaisantes dans ces bienfaits ? ».

Le livre de Majid Rahnema posera donc la question de savoir si, et dans quelles conditions, un retour à une pauvreté conviviale serait possible aujourd'hui.

La suite sur le Blog Philo-Analysis
Lien : http://philo-analysis.over-b..
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