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Critique de Arimbo


J'ai fini il y a quelque temps la lecture du septième et dernier tome de A la recherche du temps perdu, le temps retrouvé. J'ai trouvé ce texte prodigieux, magique, et à sa lecture, j'ai, je pense, mieux saisi la complexité et les implications de toute l'oeuvre. Mais dans le même temps ce dernier tome m'a inspiré tant d'impressions et réflexions que j'ai eu beaucoup de difficultés à rassembler mes idées et à le commenter.
Et d'ailleurs, pour moi, impossible de tout dire et de tout décrypter dans ce dernier tome de la Recherche, tant ce que j'y ai trouvé, et qui souvent fait écho aux autres tomes, me paraît riche.

Le temps retrouvé est une oeuvre posthume de Proust (comme le sont La prisonnière et Albertine disparue) publiée en 1927 grâce à son frère Robert Proust. Mais, à la différence des tomes 5 et 6, on sait que ce tome 7, Proust l'explique dans sa correspondance, a été ébauché en même temps que le premier. Sans doute parce qu'il donne les clés de sa conception de la littérature et plus généralement de l'art, et que toute l'oeuvre gigantesque de « A la recherche du temps perdu », cette cathédrale de la littérature, est un développement de la conception du temps et de la mémoire exposée dans ce dernier tome.

Le récit débute par un séjour du narrateur à Tansonville, dans la demeure de son ami Robert de Saint-Loup et de son épouse et ancienne amie Gilberte. Cette entrée en matière, avec ce lieu, tout proche de Combray, avec l'éveil du narrateur dans sa chambre, avec les discussions avec Gilberte, reprend à la fois le thème de Combray de le côté de chez Swann, et le leitmotiv de la chambre du narrateur, que l'on retrouve dans tous les tomes de l'oeuvre, soit au début du roman, soit en cours de roman. le narrateur se trouve confirmé par Gilberte dans l'infidélité et l'homosexualité d'Albertine.
Puis, le narrateur découvre un extrait du Journal de Goncourt, qui lui rappelle son incapacité à écrire une oeuvre. En fait, ce pastiche savoureux se moque du réalisme en littérature, de ce que ne doit pas être une oeuvre littéraire. Il anticipe sur la « révélation » faite au narrateur de ce que doit être une oeuvre romanesque, et d'où elle tire à substance.
Le récit est alors consacré à ce Paris du temps qui passe pendant la première guerre mondiale, un Paris où revient le narrateur après deux séjours dans une maison de repos, un Paris où il y a les « embusqués », parmi lesquels les infâmes Verdurin, et les « courageux », tels ces Larivière qui font preuve de solidarité avec leur famille. Proust nous donne une description sans complaisance de la vie parisienne, de ces soldats qui reviennent du front et qui sont en total décalage avec les parisiens, des rumeurs diverses qui parcourent la ville, des bombardements quasi quotidiens (de 1918) par les Gothas-G, ces dirigeables allemands.
Dans ce Paris, le narrateur va aussi découvrir, avec tristesse, la déchéance du baron de Charlus qui s'adonne, dans un hôtel tenu par Jupien, à des pratiques sadomasochistes, un épisode, qui répond dans un jeu de correspondances, à Sodome et Gomorrhe; puis il va apprendre la mort au front de son ami Saint-Loup.

On retrouve le narrateur des années après la guerre, malade et revenu d'un autre séjour dans une maison de santé. Il se rend à une matinée organisée par le Prince de Guermantes, qui a épousé la richissime veuve Verdurin, sans doute une allusion symbolique à modifications des rapports sociaux induite par la guerre, à cette « prise de pouvoir » de la bourgeoisie fortunée sur l'aristocratie.
Tout d'un coup, la marche sur les pavés disjoints de l'Hotel de Guermantes ressuscite chez la narrateur la félicité d'un retour dans le passé, à un moment de son séjour à Venise avec sa mère. Et c'est la « Révélation » magique, et c'est tout un passage extraordinaire consacré à la mémoire involontaire qui permet de retrouver le passé, avec tous ses exemples, la petite Madeleine, le bruit de la petite cuiller et la nappe empesée, le livre François le Champi de Georges Sand, et d'autres encore.
Et le narrateur de nous expliquer que l'intelligence, le raisonnement sont impuissants à cette connaissance de ce Temps sans début ni fin, ce temps de notre moi, que seul l'art permet, pour paraphraser Klee, « non pas de reproduire le réel, mais de rendre réel », et seul l'art, l'oeuvre littéraire, l'oeuvre musicale, permettent de rendre compte de la vraie réalité, de ce phénomène purement mental qui est le rapport entre nos sensations et nos souvenirs, et qui nous rend hors du temps.
Pages prodigieuses dans lesquels par un renversement de perpective, alors que l'on arrive à la fin du roman, le narrateur nous expose sa « vocation », nous explique qu'il a enfin trouvé la raison d'entreprendre son projet d'écriture romanesque.

Mais le Temps c'est aussi ce fleuve qui mène à la vieillesse, et c'est ce que va découvrir le narrateur dans ce célèbre « Bal de têtes », où toutes les têtes et les corps des invités sont métamorphosés à des degrés divers par les années qui ont passé. Mais aussi, le Temps change les rapports mondains, plonge certaines ou certains dans l'oubli, mène à la mort, modifie, ou pas, les comportements des humains. Certains se bonifient, d'autres qui étaient des salauds dans leur jeunesse sont restés des salauds dans leur vieillesse. Proust se livre là à une analyse pénétrante et cruelle de l'oeuvre du Temps, en décrivant, dans une sorte de final de revue, tous les changements des Charlus, Odette, Oriane, Gilberte, le Duc de Guermantes et tant d'autres.

Les dernières pages, absolument bouleversantes, sont consacrées au projet d'une oeuvre qui donnerait une forme au Temps, et à l'espoir que la mort ne viendra pas arrêter cette entreprise. Alors que surgit, dans une sensation de vertige et d'effroi, le souvenir soudain de la sonnette dans le jardin d'enfance de Combray, le roman s'achève sur cette phrase qui résume le projet de l'oeuvre, et que je reproduis « in extenso »:
« Aussi, si elle (la force) m'était laissée assez longtemps pour accomplir mon oeuvre, je ne manquerais pas de la marquer au sceau de ce Temps dont l'idée s'imposait à moi avec tant de force aujourd'hui, et j'y décrirais les hommes, cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux, comme occupant dans le Temps une place autrement considérable que celle si restreinte qui leur est réservée dans l'espace, une place, au contraire, prolongée sans mesure, puisqu'ils touchent simultanément, comme des géants, plongés dans les années, à des époques vécues par eux, si distantes – entre lesquelles tant de jours sont venus se placer – dans le Temps ».

Difficile pour moi d'en dire plus dans ce commentaire, tant cette oeuvre est riche et je découvre au fur et à mesure de nouvelles perpectives, par exemple sur les effets de symétrie dans l'oeuvre, sur les motifs récurrents analogues aux leitmotivs de Wagner que Proust appréciait, etc…D'ailleurs, par curiosité, je me suis livré à une recherche sur Internet des ouvrages et articles sur « A la recherche du Temps perdu » et sur Proust en général. Dans cette analyse qui n'est sans doute pas exhaustive, que de documents l'on peut trouver et dans des domaines aussi divers que la psychanalyse, la linguistique, la musicologie, la peinture, l'histoire, etc, preuve s'il en est de la richesse de cette oeuvre.

Il y a bien longtemps, il m'avait semblé que j'avais trouvé dans Guerre et Paix de Tolstoï, le roman « complet » abordant une multitudes de thèmes: la place des humains dans l'Histoire et leur folie destructrice, l'amour, la passion et la haine, la recherche spirituelle, la compassion, et beaucoup d'autres choses.
Je sais maintenant qu'il y a aussi, dans un tout autre registre, À la recherche du Temps perdu, comme médiateur romanesque de l'exploration de la réalité humaine.

Deux remarques d'humeur pour finir.
La première concerne la Préface de « le Temps retrouvé », celle de l'édition de Folio classique, écrite par Pierre-Louis Rey et Brian Rogers. Souvent, je me méfie des préfaces, du 4ème de couverture, qui donnent une vue biaisée du livre que je vais lire et je préfère me faire une opinion sans avoir lu ces documents. Cette Préface confirme mon opinion. Je l'ai trouvée froide, sèche, s'attachant sans empathie à la genèse de l'oeuvre, et à son incomplétude. Je conçois que dans une préface, le préfacier ne doit pas forcément montrer qu'il apprécie l'oeuvre, et peut avoir pour but d'en faire une analyse « objective ». Mais là, non, cela m'a fait penser à la dissection d'un corps par un anatomiste qui oublierait que le corps qu'il dissèque a vécu, aimé et souffert. J'ai trouvé depuis sur internet une introduction passionnante, malheureusement incomplète, de Bernard Brun, dont j'ai appris qu'il était chercheur au CNRS, enseignant à l'ENS, récemment décédé de la Covid. Cette édition existe en librairie au format poche.
La deuxième est une réplique à ce que j'ai lu ici et là sur les lectrices et lecteurs de Proust. Selon certains journalistes ou même Babeliotes, celles et ceux qui ont lu toute « La Recherche » se considéreraient comme des élus, des happy few, on pourrait presque les comparer aux membres de la coterie Verdurin; et même pire, avoir lu ce roman est moqué comme une sorte de challenge sportif. Je sais qu'il y a des « proustolâtres » comme des « rimbaldolatres », mais je pense que je n'en fais pas partie. On peut aussi concevoir, ne trouvez vous pas, qu'une oeuvre littéraire, roman ou poésie, puisse, surtout quand, comme moi, on atteint un certain âge, être essentielle pour votre vie.

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