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Critique de afriqueah



La mort de la mère de Proust, si elle a été à l'origine du choix de l'auteur de commencer vraiment à écrire, n'est pourtant pas relatée dans la Recherche, comme si sa présence, depuis que l'angoisse d'en recevoir un baiser avant de s'endormir l'a placée une fois pour toutes dans une temporalité sans fin, une sorte de statue immortelle, un rêve (forcément, on pense à Freud, même s'ils se sont ignorés royalement)
En revanche, la mort de la grand-mère, relatée dans des pages inoubliables, la mort de Bergotte victime de trop de beauté à la vue du petit pan de mur jaune de Vermeer, précèdent la disparition d'Albertine, prisonnière du narrateur, nous donnant une des méditations les plus émouvantes qui soient.
Disparition, alors que le narrateur ne désire qu'une chose : qu'elle s'en aille. Sauf que la souffrance qu'il éprouve, «  dure, éclatante, étrange comme du sel cristallisé » lui indique qu'il s'est trompé : la disparition d'Albertine lui fait revivre toutes les souffrances déjà vécues et surtout, lui fait mesurer qu'il pensait, lui, provoquer ce départ et qu'il s'est fait doubler. A l'orgueil, s'ajoutent les suppositions de la jalousie : où est-elle allée ? avec qui ? et pourquoi ?
Alors des stratégies d'évitement, de déni, de rejet de cette Albertine qui a eu le front de partir avec ses malles se succèdent, ainsi que le désir par instant de la remplacer.

Il s'agit de supprimer l'absence qui pèse.
Pourtant, supprimer l'absence va se révéler un leurre, quand le narrateur apprend la mort d'Albertine.
Commence, pour moi, ce que Proust a écrit de plus beau concernant la mort. Ici, la mort subite d'un être jeune, aggravée par le fait que le lien entre l'être aimé et le narrateur est plus qu'ambivalent. Nous souffrons plus lorsque ce n'est pas l'autre qui nous manque, lorsque ce n'est pas l'amour pur (s'il existe) qui est perdu mais nous-même qui nous perdons dans notre propre manque, et que nous nous mettons à nous haïr : l'exacte définition de la mélancolie, plus proche de la dépression que du deuil proprement dit. « Seule, me disais-je, une véritable mort de moi-même serait capable (mais elle est impossible) de me consoler de la sienne ».

« Alors ma vie fut entièrement changée. Albertine est morte. »
Cet « Albertine est morte » revient lancinant, surprenant au moment où le narrateur s'y attend le moins, interrompant ses doux souvenirs de la vie commune qui rendent incroyables le couperet de la mort, sa tendresse, sa tristesse, donnant une toute autre couleur aux lieux où ils ont vécus ensemble, les meubles, les rideaux, les fenêtres, la bougie, le bouton de porte.
Les raisons de souffrir sont infinies, aussi diverses que l'armée cosmopolite qui constitue un homme, et les sentiments forment eux aussi une mosaïque dont la peur d'oublier, le regret d'avoir différé des choses devenues exclues, la honte d'avoir survécu, comme si la mort de la grand-mère et celle d'Albertine résultaient d'un double assassinat. Et puisque l'amour pour Proust se construit sur l'évitement de l'autre : on n'aime que ce qui nous fuit, l'être aimé n'est aimé que dans la mesure où il nous échappe, la question se pose : à qui pense-t-elle ?
« Car bien souvent, pour que nous découvrions que nous sommes amoureux, peut-être pour que nous le devenions, il faut qu'arrive le jour de la séparation. »
La jalousie arrive au galop, celle de Swann comme celle de ce narrateur bien proche de Proust, jalousie remplie de doutes quant à l'amour d'Albertine pour les femmes. Il entame une recherche ethnologique dans le passé, les amies, les bains, les petites servantes : « mes curiosités jalouses de ce qu'avait pu faire Albertine étaient infinies ».

Infinie la souffrance, infinie la jalousie.
Proust, avec son phrasé serpentin, avec son approche au plus près de la vérité des sentiments, avec son doute toujours présent quant à ce que le narrateur doit ou peut croire, avec sa vision du moi foncièrement seul, et de l'amour comme désir d'être aimé jamais partagé, nous offre une réflexion tout à fait fouillée sur la mort : la certitude qu'Albertine est morte coexiste avec l'espoir de la voir revenir, comme si un petit coussin logé dans la conscience amortissait les coups. Cette présence de l'absente lui fait aussi apercevoir au coin d'une rue l'aimée « Je tressaillais de moment en moment, comme tous ceux auxquels une idée fixe donne à toute femme arrêtée au coin d'une allée, la ressemblance, l'identité possible avec celle à qui on pense. C'est peut-être elle ! » autre manière qu'a l'esprit humain de nier la mort, de lui en disputer la force et de ne pas croire en l'irrémédiable.
La recherche des amours lesbiennes d'Albertine, en plus de débusquer ses mensonges, de recueillir les témoignages des uns et des autres, finalement le fait se survivre durant un an.
Cette recherche le fait osciller entre l'innocence et la culpabilité d'Albertine, de même que son esprit oscille entre la vague qui le soulève du fait qu'elle existe ou qu'elle soit morte. Une vague, mot important, puisque l'amour, comme l'oubli, progresse avec intermittence, jamais régulièrement
D'ailleurs, la mort ne change pas grand-chose, si l'on pense que l'amour est le plus souvent vécu dans l'absence de l'autre.
Après la punition que le narrateur s'est infligé par cette recherche, des souvenirs fortuits lui font comprendre que c'est son esprit qui s'est volontairement appliqué à recréer un souvenir désagréable. Il découvre en outre que sa jalousie, comme en miroir, calque son propre goût pour les jeunes filles et sa séduction de la meilleure amie. Jaloux parce qu'infidèle.
La vie, l'oubli, reprend ses droits, preuve en est la vie mondaine et l'ironie (ou pas) du «  La Chine m'inquiète » de la Princesse de Guermantes. Qui ajoute, et là Proust ne se moque plus : «  C'est très joli, l'affaire Dreyfus. Mais alors l'épicière du coin n'a qu'à se dire nationaliste et à vouloir en échange être reçue chez nous ».
Enfin, La mère de Proust part avec lui à Venise pour le consoler. le chagrin, comme une maladie dont on guérit, a transformé notre héros, il est guéri.

J'avais lu ce tome 6 juste après la mort de ma mère, c'est sûrement le livre que j'ai le plus lu, l'émotion éprouvée se renouvelle chaque fois, et je le présente pour ma 500 chronique.
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